La Gloire Et Les Périls
miracle d’une voix forte et autoritaire sur une foule,
celle-ci s’ouvrit aussi promptement que la mer Rouge jadis devant les Hébreux.
— Votre Majesté, dit Du Hallier, voici le comte
d’Orbieu.
C’est alors que se produisit l’événement inoubliable qui
m’allait changer la vie. Louis, qui était assis sur son séant le dos soutenu
par un oreiller, était occupé à tremper des mouillettes dans un œuf à la coque.
Il m’envisagea, me sourit et d’un air à la fois majestueux et complice promena
ensuite son regard sur les grands seigneurs qui étaient là, puis ses yeux
revenant se poser sur Du Hallier, il lui dit d’un air faussement
grondeur :
— Du Hallier, vous êtes en retard d’un titre !…
Messieurs, reprit-il en se tournant vers Orléans, Bellegarde et Chevreuse, ce
gentilhomme que vous voyez là est le duc d’Orbieu, pair de France.
Accueillez-le avec honneur, puisqu’il est des vôtres.
Pour moi, je crus pâmer, mais quelque sursaut d’amour-propre
me venant à rescourre, je m’agenouillai au chevet du roi, baisai avec une
infinie gratitude la main qu’il me tendit, tout en ne faillant pas toutefois
d’observer qu’elle sentait quelque peu le jaune d’œuf – tant est que ce
jour d’hui encore, je ne peux manger un œuf sans retrouver cette odeur qui
m’est devenue pour ainsi parler si aimable que meshui, après tant d’années,
elle me donne encore une sorte de joie.
Les ducs me baillèrent, l’un après l’autre, une forte
brassée, la plus sincère des trois étant celle du duc de Chevreuse, mon
demi-frère, à qui je n’avais jamais rien eu à reprocher, sinon sa belle et
abominable épouse. Mais pour dire le vrai, elle vivait fort à l’écart de lui,
et lui d’elle, tant est qu’ils ne s’encontraient que rarement et toujours de
mauvais gré, et souvent même à la furie.
Dès que les embrassements furent terminés, le roi me dit que
le cardinal m’attendait, ayant mission à me confier. Là-dessus, sans tant
languir, il me donna mon congé et se remit à son œuf. Je traversai derechef la
cohue des courtisans, non sans être envisagé par tous ceux qui se trouvaient
là. Peu me chalait, je ne touchais plus terre.
Chose étrange, en me présentant mon Accla, Nicolas m’appela
« Monseigneur » tant la nouvelle avait voyagé vite. Je trottai alors,
fort songeux en mes mérangeoises, vers la demeure du cardinal, et tout soudain
en chemin il me vint à l’esprit que le roi avait fort habilement choisi son
moment pour m’avancer dans l’ordre de la noblesse.
Il avait fait d’une pierre deux coups. D’une part, il
récompensait un serviteur fidèle pour les services rendus tant à l’île de Ré
que devant La Rochelle, et en même temps – reproche implicite –, il
le faisait en présence de trois grands seigneurs qui pendant toute la durée du
siège s’étaient douillettement ococoulés dans leurs beaux hôtels parisiens à
l’abri des incommodités de la guerre.
Qui plus est, outre le titre de duc qui est réservé
d’ordinaire à des rejetons de grande famille, ce qui n’était pas mon cas, le
roi m’avait nommé, maugré mon âge, pair de France, dignité qui n’était pas
toujours conférée aux ducs héréditaires – bien loin de là ! – et
qu’ils convoitaient fort, car elle leur ouvrait la Chambre des Pairs et leur
conférait alors crédit et importance. Apparent paradoxe, cette estime éclatante
que le roi avait fait paraître à mon endroit allait me valoir beaucoup
d’ennemis, en même temps qu’elle me donnait de grands pouvoirs pour faire pièce
à leurs méchantises.
Dans la tradition royale, le titre de duc récompense toute
une famille, et encore que la mienne, comme j’ai dit déjà, ne fut point
illustre, elle s’était cependant illustrée dans la défense du royaume, mon
grand-père ayant combattu sous le duc de Guise quand en 1558 il avait repris
Calais aux Anglais, et mon père ayant servi Henri III puis Henri IV
en maintes missions secrètes et périlleuses.
J’éprouvai tout soudain un grand émeuvement à la pensée que
l’éclat de mon titre allait durablement rejaillir sur mon père et mes frères,
et j’eusse voulu que la poste volât au lieu que de chevaucher pour leur apporter
au plus vite la nouvelle, me promettant de leur écrire dès mon retour au logis,
ainsi de reste qu’à Madame de Brézolles. Pour cette lettre, je me promis de la
rédiger avec une modestie exemplaire, afin que ma
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