La Gloire Et Les Périls
Chef de Baie ma propre armée avec son artillerie,
ses vivres, et ses finances…
— Mais c’est exorbitant ! m’écriai-je, stupéfait
que Bassompierre se voulût mettre quasiment sur le même pied que le roi.
— Souffrirez-vous à tout le moins de recevoir encore
des ordres ? dit mon père d’une voix douce.
— Oui-da, dit Bassompierre, du roi, mais du roi seul.
— Monsieur le Maréchal, dis-je avec un salut, je ne
faillirai pas de rapporter fidèlement vos exigences à Sa Majesté.
— Mon cher Comte, ne dites pas « exigences »,
dites « demandes » : c’est plus poli.
Il nous offrit alors de boire « le coup de
l’étrier » mais nous noulûmes et il se mit alors debout, ne nous laissant
guère de doute sur ce qui nous restait à faire. Toutefois, avant de passer au
salut, mon père voulut lui poser une dernière question :
— Monsieur le Maréchal, un mot encore. Que pensez-vous
de ce siège ?
— Ce que j’en pense ? dit Bassompierre en levant
le sourcil avec un petit rire. Ce que j’en pense ? répéta-t-il.
Voici : vous verrez que nous serons si fous que de prendre La Rochelle…
*
* *
À la minute même où nous quittâmes Chef de Baie, l’orage
éclata avec violence, le ciel noir croulant sur nos têtes en trombes d’eau
glacée avec un accompagnement d’éclairs aveuglants et d’un roulement quasi
ininterrompu de tonnerre. À ouïr cette épouvantable noise, on pouvait entendre
que les Anciens aient imaginé que la foudre était une punition divine. Mais si
tel était le cas, pourquoi donc couper en deux un pauvre arbre innocent au lieu
de foudroyer le premier coquin venu ?
Malgré nos hongrelines, nous ne laissâmes pas que d’être
percés jusqu’aux os et nos pauvres montures ruisselaient, baissaient tristement
le col, pataugeaient et glissaient dans la boue et, en leur for, hennissaient
après leurs avoines et la tiédeur de l’écurie. Elles y parvinrent enfin et nos
Suisses ne laissèrent à personne le soin de les essuyer et de les bichonner
tandis qu’elles enfonçaient leur chanfrein dans les râteliers, leurs grosses
dents broyant le foin avec une allégresse qui faisait plaisir à ouïr. Et comment
ne pas les envier, en effet, d’atteindre aux félicités suprêmes après la
géhenne dont elles étaient sorties ?
Mettant notre dignité sous le pied, nous courûmes de
l’écurie au château et là nous accueillit, caquetant comme une vieille poule,
Monsieur de Vignevieille, lequel commanda aux domestiques de nous ôter nos
hongrelines et nos chapeaux, dont les panaches hachés par la pluie
s’affaissaient sur le feutre. Si Monsieur de Vignevieille eût osé, il eût quis
aussi de nous d’ôter nos bottes qui déshonoraient ses tapis et il fut
infiniment soulagé quand mon père, devinant ses inquiétudes, et nous donnant
l’exemple, retira les siennes. C’est donc sur nos bas que nous gravîmes tous
les quatre, l’un derrière l’autre, le monumental escalier qui menait à l’étage
noble, un valet devant chacun de nous, portant précautionneusement nos candales [27] . J’eus quelque vergogne à
passer ainsi devant le portrait de la belle aïeule dont les yeux me suivirent
avec quelque dédain mais, en fait, je craignais surtout, en gagnant ma chambre,
d’encontrer Madame de Brézolles en ce ridicule appareil.
Luc, mon valet – et le lecteur se ramentoit sans doute
pourquoi Madame de Brézolles m’avait baillé un valet et non une
chambrière –, me demanda, après avoir clos l’huis sur moi, la permission
de jeter le contenu de mes candales dans le vase de nuit. J’acquiesçai, et,
fort étonné de la quantité qui se déversa alors, je me fis cette réflexion que
ces bottes, certes, plaisantes à l’œil, et commodes au mollet, avaient
cependant ce désavantage d’accueillir beaucoup trop la pluie dans leurs
entonnoirs [28] .
Tandis que j’écris ceci, il me vient en cervelle combien
notre remembrance s’attache obstinément à de petits détails, lesquels me
reviennent tout soudain en mémoire, probablement parce qu’ils précédèrent
l’entretien qui suivit dans ma chambre et qui, lui, fut de la plus grande
conséquence.
Luc, dès qu’il m’avait vu, de la fenêtre de ma chambre,
courir de l’écurie au château, trempé comme un barbet, avait battu le briquet
et allumé l’échafaudage de branches sèches et de bûches qu’il tenait toujours
prêt dans l’âtre de ma cheminée, tant est que je
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