La Gloire Et Les Périls
dernière goutte de tisane avalée, nous allâmes quérir et
monter nos chevaux et ma pauvre Accla dut bien se demander pourquoi on l’avait
si bien bichonnée et séchée à l’écurie, si c’était pour retourner incontinent
dans la pluie et le vent froidureux. À la vérité, elle craignait le second plus
que la première, et elle redoutait davantage encore de glisser dans la boue,
les chemins du camp n’étant plus que marécages.
À Aytré, nous trouvâmes portes closes et l’exempt me dit que
le roi était départi pour s’installer à Surgères, gros bourg situé à cinq
lieues à l’est d’Aytré, où Sa Majesté serait assurément plus à l’abri du vent
qu’à Aytré, et surtout mieux logé, car le comte de Surgères lui avait laissé
son château, très beau bâtiment datant du quatorzième siècle.
Je gagnai alors Pont de Pierre où Charpentier, la face
morose, m’introduisit dans le cabinet du cardinal, lequel était assis à sa
table, l’œil baissé, la plume d’oie à la main, mais sans écrire le moindre,
l’air triste et abattu. Son chat, assis sur sa table, entre deux dossiers bien
rangés, ne bougeait pas d’un pouce, son regard attaché sur son maître et
sentant fort bien, j’en suis assuré, que ce n’était pas le moment de bouger, ni
d’espérer une caresse.
Je trouvai là, outre le père Joseph, Monsieur de Guron,
gentilhomme replet et apoplectique, tout dévoué, lui aussi, au maître de céans.
Richelieu, levant les yeux, me fit signe de la main de m’asseoir, à côté d’eux,
sur une escabelle. Puis il se plongea derechef dans ses pensées qui devaient
être fort amères, car il plissait le front, serrait les lèvres et paraissait
quasiment au bord des larmes. Ce silence me sembla durer un temps infini. Et
tout le temps qu’il dura, Monsieur de Guron, le père Joseph et moi échangions à
la dérobée des regards gênés et malheureux, entendant bien que si le cardinal,
dont la volonté était à l’accoutumée si ferme et si forte, se débattait en un
tel désarroi, c’est qu’un événement gravissime menaçait le royaume.
— Messieurs, dit enfin Richelieu, vous m’avez servi si
fidèlement tous les trois que j’ai voulu que vous soyez les premiers à ouïr,
bien entendu sous le sceau du secret, une nouvelle qui me plonge dans des
affres et des tourments qui ne peuvent se dire. Aussi bien, vous êtes hommes de
bon conseil et si je vous fais part de mon affliction, ce n’est point pour que
vous m’en plaigniez, mais pour recueillir votre avis et vos conseils touchant
une décision susceptible d’ébranler, sinon même d’abattre, les colonnes mêmes
de l’État.
Sa voix parut alors s’étrangler dans sa gorge, et il fut un
moment avant de pouvoir retrouver son vent et haleine.
— Messieurs, reprit-il d’une voix basse et étranglée et
à peine audible : le roi s’en va.
Aucun de nous trois n’entendit, ou ne voulut entendre, ce
que cela voulait dire. Un long silence s’ensuivit et il eût duré davantage, si
le père Joseph, qui était avec Richelieu sur un pied de familiarité, auquel ni
Guron ni moi-même ne pouvions prétendre, eut l’audace de poser au cardinal la
question qui nous brûlait les lèvres.
— Monseigneur, dit-il, où va le roi ?
— Le roi quitte le camp et s’en retourne à Paris,
articula à voix basse et à peine audible Richelieu.
Nous demeurâmes tous les trois béants et sans voix, n’osant
dire tout haut ce que chacun pensait en son for.
— Messieurs, reprit Richelieu, le visage pâle et
creusé, je vois que vous imaginez sans peine les conséquences gravissimes de
cette décision. Si le roi part pour Paris et que je le suive, comme je le
devrais, étant son ministre, ce sera hélas ! la débandade. Officiers et
soldats abandonneront le camp en moins d’une heure. Le siège sera levé, la
guerre perdue. À l’étranger, nos armées tomberont dans le plus grand
déprisement et en France, toutes les villes du Languedoc protestant iront se
rebeller une fois de plus contre le roi ! Dix-huit ans d’efforts et de
luttes pour les soumettre à composition seront perdus, peut-être à jamais.
Ce sombre tableau, où éclatait une des grandes qualités
politiques de Richelieu : la faculté non seulement de prévoir, mais
d’imaginer l’avenir à partir des données du présent et de l’imaginer avec une
précision, une couleur et un talent qui le rendaient infiniment crédible, me
convainquit aussitôt
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