La grande Chasse
Il tourne vers l'extrémité nord de la baie, où sont embossés nos navires.
Me voilà à 8 000 mètres. Systématiquement, je scrute le ciel vierge de nuages. Bientôt je découvre, sur ma gauche, un point noir qui semble planer au-dessus d'un champ de neige. Pas de doute, c'est mon Spitfire. Traînant un court filet de condensation, il vire pour se rapprocher du fjord. Arrivé à la verticale de son objectif, il décrit deux cercles complets. Manifestement, il prend des photos.
J'en profite pour me placer au-dessus de lui. Absorbé par son travail, il ne me voit pas. Quelques secondes plus tard, il reprend la direction de l'ouest.
Ouvrant en plein l'admission des gaz, je déverrouille mes armes et dévale sur lui. Transformant les 1 000 mètres d'altitude supérieure en vitesse supplémentaire, j'arrive en un clin d'œil derrière lui, cette fois à bonne portée. D'une pression violente, j'écrase la détente de mes canons. Comme attirés par un aimant, mes obus s'enfoncent dans son fuselage. Des lueurs spasmodiques s'allument derrière son hublot.
Surpris, l'Anglais se lance dans une succession de virage échevelés. Mais je ne le lâche plus. A grands coups de palonnier, je réussis à le maintenir dans mon collimateur.
Il dérape, tombe, se rétablit 500 mètres plus bas. A présent, il dévide un léger panache de fumée. « Il dessine », comme nous disons en jargon de pilote. Le panache grossit... je tire toujours-Tout à coup, quelque chose de visqueux claque sur mon hublot. De l'huile ! Je pousse un juron : ma vitre avant est devenu opaque, je n'arrive plus à voir le Spit blessé qui va peut-être s'échapper...
Non de nom de sacré nom ! Pourtant mon moteur tourne normalement, et la pression d'huile reste constante. Probablement le liquide gluant qui me prive d'une victoire certaine provient des radiateurs crevés du Spitfire. J'oblique légèrement vers la droite afin d'observer l'Anglais par les vitres latérales.
Il s'éloigne de plus en plus lentement, mais enfin, il tient encore en l'air. Le panache de fumée est devenu imperceptible. On dirait qu'il va s'en tirer.
Comme je continue à pester, j'entends dans les écouteurs une voix goguenarde :
— Alors, mon petit vieux, t'as encore fait chou blanc ?
Mon ami Dieter, officiellement le lieutenant Gerhard, monte vers moi et vient se placer sur ma gauche. Je lui explique la situation.
— Ne t'en fais pas. Je vais l'achever, me crie-t-il.
Lancé à toute vitesse, il arrive rapidement dans la queue du Spit blessé. Une seule gerbe, et le plan droit de l'Anglais se détache. Tournoyant comme une feuille morte, l'appareil s'abat.
J'éprouve une sensation bizarre. Ce pilote qui traversait la mer du Nord pour venir se promener au-dessus du fjord, tout seul, au nez et à la barbe d'une escadre entière, au fond, je l'admire. Est-il vivant ? Si oui, qu'est-ce qu'il attend pour sauter ?
Le Spit, boule de feu qui roule sur elle-même, fonce vers un champ de neige. Encore quelques secondes, et il va s'écraser, réduisant en bouillie le corps du pilote.
Affolé, je me mets à hurler :
— Saute, pour l'amour du ciel, saute donc ! Comme si le malheureux pouvait m'entendre !
Je tremble, je sens une aigre nausée monter dans ma gorge... Cet Anglais, c'est un soldat, comme moi, un aviateur qui aime son métier, tout comme moi. Peut-être a-t-il aussi une femme, comme moi...
— Saute, mon vieux, saute donc !
Alors, je vois un corps se détacher des flammes, décrire une cabriole, puis, planer sous une corolle blanche qui l'emporte doucement vers la montagne.
Mon angoisse fait place à une joie totale... Enfin, nous avons eu notre premier English.
Dieter et moi, nous nous partageons la bouteille de cognac. Nous buvons à la santé de la chasse, arme noble entre toutes, et au sauvetage de notre Tommy. Puis, Dieter s'envole, à bord d'une « cigogne » [8] munie de skis, pour aller le chercher, au fond d'une vallée voisine. Je suis content de voir que l'Anglais est aussi sympathique que Je l'avais imaginé : un grand garçon nonchalant, lieutenant dans la R.A.F. Lui aussi a besoin d'un cognac. Il sourit en apprenant que toute la bouteille lui était dédiée.
6 mars 1942.
Ce matin, alors que personne ne s'y attendait, arrive l'ordre de rentrer immédiatement en Allemagne. Ça tombe bien ! Hier soir, au mess, nous avons liquidé un nombre respectable de bouteilles, et nous avons tous plus ou moins mal aux cheveux.
Vers midi,
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