La grande Chasse
tourelle entre, elle aussi, dans la danse. Les jets de traceuses passent juste au-dessus de mon hublot.
Des chocs métalliques en chaînes... J'encaisse de nouveau...
Nous traversons des lambeaux de nuages. Mes vitres s'embuent aussitôt. Je repousse les parois latérales du hublot.
Le premier Bœing est mal en point. L'incendie dévore l'arrière et le moteur intérieur gauche. La distance qui me sépare de lui ne dépasse guère cinquante mètres.
Je recommence à tirer. Il faut que je l'achève coûte que coûte. L'animal est coriace, mais il ne pourra tenir bien longtemps. Déjà, les flammes atteignent son aile droite.
L'espace d'une seconde, je lâche le manche pour adresser des signes frénétiques à Dolling qui n'a toujours pas ouvert le feu. Un éclair qui m'aveugle, un coup terrible qui lance ma main droite contre la paroi... Effrayé, je regarde ma main. Le gant est fendu en deux, la paume ouverte ; un filet de sang coule le long du poignet. Pourtant, je ne ressens aucune douleur.
Serrant les dents, je ramène la main sur le manche, corrige soigneusement l'angle de tir et, d'un coup rageur, déclenche la bordée complète de mes armes. Cette fois, je suis bien décidé à lâcher seulement lorsque mes munitions seront épuisées.
Une demi-heure plus tard, la forteresse a son compte. Elle dérape violemment avant de s'abattre, comme une torche lancée du ciel, dans la couche inférieure des nuages.
Je la poursuis, en spirale étirée, jusqu'à cinq cents mètres de la mer. Mais elle a déjà disparu. Seule une grande tache d'huile enflammée s'étale sur les vagues.
Au-dessus des nuages, j'ai complètement perdu mon orientation Cependant, je sais qu'en mettant le cap au sud, j'atteindrai forcément la côte. Heureusement, mon moteur est intact. Les mitrailleurs de la deuxième forteresse n'étaient pas des tireurs d'élite.
En revanche, ma main commence à m'inquiéter. L'engourdissement du choc passé, je ressens une douleur lancinante qui se propage jusqu'au coude. J'ai déjà perdu beaucoup de sang. Le devant de ma combinaison ressemble à un tablier de boucher.
J'aimerais quand même savoir jusqu'à quelle distance de la terre je me suis laissé entraîner. Les minutes s'écoulent, et la côte reste toujours invisible.
J'ai de plus en plus chaud, d'une chaleur bizarre, paralysante. Des nausées me secouent, mes yeux se voilent...
Et cette main qui, à présent, fait mal à hurler !
Enfin, une île. Je reconnais Norderney, Dans sept ou huit minutes, je vais pouvoir atterrir.
Et voilà Jever, le terrain avec le dessin familier des pistes et des baraques. Malgré la douleur intenable, j'arrive à piquer correctement et à balancer mes ailes, pour annoncer ma victoire.
Les mécaniciens lèvent la tête, me sourient, agitent les bras, brandissent leurs casquettes. Moi, je n'ai plus du tout envie de rire.
Pour atterrir, il me faut les deux mains. Plus exactement, la gauche, car la droite est complètement inerte, un poids mort.
A l'infirmerie, le toubib découpe le gant collé par le sang et fait un pansement provisoire. Pour plus de sûreté, je lui demande de me faire une piqûre antitétanique.
Il est 9 heures. Quelques minutes avant midi seulement, nos derniers appareils regagnent la base. En tout, l'escadrille a descendu ce matin trois quadrimoteurs. Un bilan fort honorable.
Rassuré, je puis enfin partir à l'hôpital. Un chirurgien examine la plaie, puis, sans un mot, m'ampute les deux premières phalanges de l'index.
— Tout ira bien, déclare-t-il, à moins que la gangrène ne m'oblige à tailler davantage. Nous allons garder le lieutenant en observation, ajoute-t-il, à l'adresse d'une infirmière. Occupez-vous de son installation.
L'infirmière me conduit dans une chambre, située tout au bout de l'immense couloir. Machinalement, je regarde par la fenêtre. Dans la cour, stationne encore ma voiture ; le chauffeur attend, en grillant une cigarette.
Doucement, j'entrebâille la porte. Le couloir est désert. Sur la pointe des pieds, je cours jusqu'à l'escalier.
Toute ma vie, j'ai eu horreur de cette infecte odeur d'éther.
Une demi-heure plus tard, je suis de retour au terrain.
Je ris tout seul en pensant qu'à l'hôpital, ils doivent être en train de me chercher.
25 juillet 1943.
Au début du mois, j'ai eu une permission de cinq jours. En réalité, le commandant m'avait ordonné d'en prendre quinze. Mais je m'imaginais que, sans moi, l'escadrille allait se faire
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