La grande déesse
ancrée dans les esprits que la population n’en finissait pas d’invoquer trois Maries et non une seule, à tel point que le nom de Saintes-Maries-de-la-Mer a été officialisé en 1838. Il y a donc ici une double origine : d’abord le culte de la Mère de Dieu, telle qu’elle était honorée en Orient, à Éphèse en particulier ; ensuite le culte des trois Mères gauloises si typiques de la religion gallo-romaine et dont la statuaire rend abondamment compte.
Tout cela a conduit, aux Saintes-Maries, à un culte composite dont certaines caractéristiques peuvent paraître aberrantes. Le 25 mai et le 22 octobre, on porte deux des saintes (Marie-Salomé et Marie-Jacobé) dans une barque, jusqu’à la mer. La barque est mise à flot et aspergée par les assistants, tandis que le prêtre fait le geste de bénir avec un bras-reliquaire en argent. Cela fait évidemment songer à certaines liturgies isiaques où la statue de la Déesse était promenée sur une barque, devant laquelle était brandie une main gauche ouverte. On sait aussi que les saintes étaient invoquées par les villes voisines en temps de disette, mais que c’était surtout Sara la Noire qu’on suppliait d’intervenir. Or Sara, de toute évidence, est l’héritière de la Grande Déesse orientale. Où est donc la place exacte de la Vierge Marie, la Theotokos , dans ces liturgies pour le moins ambiguës ?
L’Église romaine, fort inquiète de cette persistance un peu sulfureuse de la mystérieuse Sara, a voulu en faire une juive, épouse répudiée de Pilate, arrivée sur les lieux avec les trois Maries. Mais la tradition populaire, en accord ici avec celle des Gitans, prétend que Sara habitait l’antique cité bien avant que la barque n’y abordât. Le décryptage de cette tradition est facile : Sara représente une ancienne divinité qui était honorée en cet endroit avant l’arrivée des trois Maries. « L’église actuelle, quoique située au centre d’un terrain qui paraît exclusivement sablonneux, est en réalité bâtie sur un rocher qui a pu de tout temps servir de support à un établissement quelconque. À quelques centaines de mètres de la mer, elle renferme une source d’eau douce qui sort du rocher, presque à fleur du sol. Dans le jardin et dans diverses dépendances du presbytère, on peut voir encore des débris de colonnes et de chapiteaux sculptés, en très beau marbre, que la tradition dit avoir appartenu à un temple de Vénus […]. Nous avons remarqué un bloc de marbre très blanc […] qui pourrait bien avoir joué un rôle important et caractéristique dans l’ancien culte d’Astarté ou de quelque autre divinité antique. Il était autrefois simplement déposé dans la crypte, où les “Boumian” venaient le racler avec un couteau pour en détacher un peu de poussière qu’ils absorbaient pour se préserver de la stérilité. Il est maintenant scellé dans un pilier 67 . »
Au reste, le pèlerinage des Gitans n’a rien de très « catholique ». Il semble bien que les Maries ne les intéressent guère. Ils ne les prient pas. « Pendant les acclamations, lorsqu’on crie “Vivent les saintes Maries”, les “Boumian” restent muets. Il est même frappant de constater que la plupart s’obstinent à répondre par l’unique cri de “Vive sainte Sara !”. Tandis qu’au milieu du silence […] le prédicateur poursuit le panégyrique des saintes, les “Boumian” remplissent la crypte et occupent très soigneusement, en s’asseyant sur les marches, l’escalier qui en permet l’accès. N’écoutant pas un mot de ce que dit le prêtre, auquel ils tournent le dos, on sent qu’ils accomplissent un rite à eux. Les femmes, surtout semble-t-il les jeunes filles, tiennent en main, pendant un certain temps, de gros cierges allumés qu’elles passent ensuite à leurs voisines. À intervalles qui paraissent assez réguliers […] elles s’avancent […] par groupes de trois ou quatre vers le puits qui est au milieu de l’église […] et boivent très religieusement quelques gorgées d’eau. De là, elles descendent dans la crypte, en compagnie d’autant de jeunes gens qu’elles ont désignés au passage. Quel rite vont-ils accomplir 68 ? »
Les chrétiens ne sont en effet pas admis dans la crypte quand les Gitans accomplissent ce rite. On sait, et seulement depuis 1912, qu’ils couvrent la statue de Sara de lambeaux d’étoffes et qu’ils laissent devant elle des haillons
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