La grande guerre chimique : 1914-1918
révélateur. D’une
manière assez inexplicable, les chimistes français s’entichèrent dès le début
des recherches de l’acide cyanhydrique. Certes, il était reconnu que, au-delà d’une
certaine concentration, ce toxique, en s’attaquant au système sanguin,
provoquait une mort quasi instantanée. La difficulté posée par cette substance
résidait cependant dans la capacité à obtenir une concentration suffisante pour
causer les effets désirés. Selon les calculs des scientifiques alliés, elle
devait atteindre un niveau de 100 mg/m 3 .
En raison de la volatilité de ce composé, cette concentration se révélait
extrêmement difficile à atteindre sur le champ de bataille. L’espoir placé par
les Français dans l’acide cyanhydrique s’explique probablement par le fait que
sa synthèse ne nécessitait pas de recours au chlore dont, on l’a vu, l’industrie
française manquait cruellement en 1915.
Au même moment, de l’autre côté de la Manche, à l’initiative
de F. A. Brock, du Royal Navy Air Service, on travaillait sur une
solution aqueuse d’acide cyanhydrique élaborée par un certain Thomas Tyrer.
Dans le but de densifier cette solution, Brock y ajouta du chloroforme et de l’acétate
de cellulose. Il obtint un sirop qu’il baptisa Jellite. Pour tester la
nocivité de cette substance, on décida de procéder à divers tests ; l’un d’eux
consistait à larguer d’un avion au-dessus des marais de l’estuaire de la Tamise
des bonbonnes emplies de Jellite. Les résultats du test furent jugés
assez encourageants pour que l’on décide la construction d’un site de
production à Stratford. Le 13 septembre 1915, les premières bonbonnes
sortirent de la chaîne de production et dix jours plus tard 120 d’entre elles
étaient à Boulogne. Pour des raisons obscures, elles ne furent pas dépêchées
vers le front mais réexpédiées à Stratford. On en resta là jusqu’à l’été 1916.
En juillet, Whitehall autorisa un programme destiné à mettre au point des
munitions d’artillerie contenant de l’acide cyanhydrique. À cette date, 50 t
de ce composé avaient déjà été fabriquées et stockées à Stratford. Les
Britanniques explorèrent les mêmes voies, suivies sans grand succès par les
chimistes français quelques mois plus tôt, en ajoutant des chlorures à la
charge chimique. Aux mêmes causes, les mêmes effets ; se heurtant à une
difficulté de dissémination insurmontable, le War Office abandonna l’acide
cyanhydrique en décembre 1917 et les stocks furent vendus aux Français,
qui persistaient dans cette voie, pourtant fort décevante [567] .
En guise de conclusion, on notera, avec le P r Richard
Willstätter [568] ,
prix Nobel de chimie en 1915, qui pensait que les chimistes « ne s’étaient
pas montrés particulièrement brillants », que la recherche fondamentale
dans le domaine de la guerre chimique ne produisit que des innovations
relatives. En effet, la grande majorité des toxiques utilisés par les
belligérants pendant le conflit avaient été découverts et leurs propriétés
décrites dès avant le début des hostilités. Ce fait peut être imputé à l’urgence
ainsi qu’aux conditions dans lesquelles étaient effectués les travaux des
chimistes. Ces derniers étaient sans cesse sollicités par les autorités
militaires dans le but d’élaborer des agents toujours plus nocifs. Les
scientifiques ne disposaient que très rarement du temps nécessaire pour
effectuer les essais destinés à valider une hypothèse ou un principe technique.
C’est bien souvent le front qui faisait office de champ d’expérimentation. Il
fallait souvent de longs mois avant que les chimistes et les ingénieurs ne
réalisent l’inefficacité d’une substance ou d’un vecteur et à nouveau de longs
mois avant que des modifications soient entreprises ou un matériel abandonné.
La remarque de Richard Willstätter semble quelque peu excessive. La recherche
fondamentale ne s’accorde que difficilement à l’urgence. Dans la mesure où l’on
exigeait d’eux des résultats immédiats, il est naturel que les chimistes se
soient tournés vers des molécules dont ils connaissaient l’existence, les
propriétés mais également le mode de synthèse compatible avec une
industrialisation. Il fallut ainsi attendre décembre 1936 pour qu’une
nouvelle génération d’agents chimiques fût découverte. En travaillant sur des
insecticides à usage agricole,
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