La grande guerre chimique : 1914-1918
de la
dimension chimique de leur arme. Les savantes combinaisons élaborées par
Bruchmüller, reprises rapidement par les artilleries alliées, amplifièrent
encore ces pesanteurs. La technique mise au point par l’officier allemand
exigeait non seulement la connaissance parfaite de nouvelles tables de tirs
extrêmement complexes mais également d’accroître de manière substantielle les
contraintes logistiques de chaque batterie. En effet, au lieu de disposer de
deux ou trois types de munitions, il était nécessaire d’acheminer auprès de
chaque groupe de pièces une quinzaine ou même une vingtaine de projectiles
différents. La complexité du Buntkreuzschiessen était encore accentuée
par les caractéristiques spécifiques relatives de certaines pièces d’artillerie
et des nombreux obus qu’elles étaient en mesure de tirer. Ainsi, le 77 mm
allemand était capable de tirer à des cadences de dix coups à la minute mais ses
munitions chimiques pâtissaient d’un ratio quantité de gaz/poids de l’obus trop
faible. Le 105 mm disposait d’un projectile de qualité mais son tir était
limité à quatre coups à la minute. Quant au 88 mm britannique, si sa
cadence pouvait se hisser jusqu’à huit coups minute, sa munition avait une
fâcheuse tendance à détoner avec un temps de retard qui se révélait
préjudiciable à la bonne dispersion des substances chimiques contenues dans sa
chemise. Tout cela constituait à la fois un pensum pour les artilleurs, mais
avait également pour conséquence de réduire l’efficacité pratique du Buntkreuzschiessen.
Cette évolution tactique coïncida avec les progrès
importants réalisés dans le domaine de la dissémination des agents chimiques
par les munitions de l’artillerie. Vers la fin de l’année 1917, les directives
allemandes distinguaient trois types de feux différents : les tirs d’attrition (Beunruhigungsschiessen), les tirs de neutraHsation et enfin les tirs d’interdiction.
Pour les tirs d’attrition, les instructions stipulaient que les artilleurs
devaient utiliser le diphosgène, effectuer des tirs réguliers, si possible de
nuit, et par des conditions atmosphériques favorables, c’est-à-dire des vents
dont la vitesse était inférieure à 1,5 m/s. Dans le cas où le pilonnage
chimique devait préparer une sortie de l’infanterie, les consignes indiquaient
que la surface bombardée ne devait pas être inférieure à 1 km 2 pendant huit heures (au maximum) ; les artilleurs allemands devaient
également utiliser une combinaison de plusieurs substances chimiques dans
laquelle figurait invariablement l’ypérite pour une quantité totale de 40 à 45 t
de gaz par kilomètre carré. La doctrine des bombardements chimiques sur des
zones étendues était ainsi conservée, mais le dessein qui lui était attribué
évoluait de la neutralisation au harcèlement. Pour ces tirs, les artilleurs
allemands disposaient de 15 combinaisons chimiques différentes et de deux
types de fusée. Le concept de tirs de neutralisation résidait quant à lui dans
la surprise et la violence d’un bombardement chimique extrêmement intense mais
limité dans le temps. Le pilonnage ne durait qu’environ une minute sur une
surface de seulement 10 000 m 2 . Cette technique devait
permettre d’infliger à un ennemi surpris un maximum de pertes. Enfin, les tirs
d’interdiction étaient destinés à faire taire une batterie d’artillerie ou à
interdire à l’ennemi l’occupation d’une position importante. « La
neutralisation était obtenue en pilonnant de manière soudaine et massive un
objectif à l’aide de munitions létales. » [624] Ces cibles
prenaient la forme d’objectifs ponctuels et l’étendue visée devait demeurer
restreinte. La doctrine allemande recommandait, pour neutraliser à coup sûr une
batterie ennemie, un pilonnage de deux heures au moyen d’obus croix bleue et croix verte à raison de 65 t/ha. Dès son apparition, le gaz
moutarde fut particulièrement précieux pour ces actions dans la mesure où sa
persistance déniait à l’ennemi la possibilité de demeurer ou d’occuper la
position bombardée, à moins qu’il n’accepte de poursuivre le combat dans des
conditions difficilement supportables. L’ypérite présentait en outre l’avantage
de pouvoir considérablement gêner le ravitaillement de l’artillerie dans la
mesure où il était très difficile de protéger les chevaux qui étaient affectés
à cette
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