La grande guerre chimique : 1914-1918
incohérences qui, aujourd’hui encore, demeurent étranges. En
effet, les instructions recommandaient, entre autres, l’utilisation de
lacrymogènes lors des tirs d’attrition alors qu’il était avéré que le masque
allemand protégeait parfaitement contre ces substances. De même, les cadences
de tirs suggérées pour ces bombardements allaient largement au-delà des
possibilités de l’artillerie.
Dans le même temps, sur le front oriental, en Pologne, Georg
Bruchmüller poursuivait ses travaux et affinait de jour en jour sa technique
des bombardements chimiques. Le 21 septembre 1917, près de
Jakobstadt, le brillant artilleur allemand put en expérimenter les derniers
raffinements. Dans le but d’accroître la flexibilité et l’efficacité des
pilonnages chimiques, Bruchmüller entreprit de diviser les surfaces cibles en
rectangle distincts d’un hectare dont la plus grande longueur faisait face aux
positions ennemies. Dans ces rectangles se trouvait invariablement un objectif
ennemi d’importance. Cette technique nécessitait un repérage préalable
fastidieux et précis mais elle permettait, une fois cette opération effectuée avec
discrétion, au moyen de bombardements chimiques violents mais courts, de
neutraliser les positions jugées déterminantes pour l’accomplissement d’une
offensive. Lors de l’attaque de Jakobstadt, les tirs chimiques s’étalèrent sur
à peine cinq heures et, sur cinq obus tirés sur les batteries d’artillerie
ennemie, quatre contenaient une substance délétère. La « parcellisation »,
ou le découpage précis des cibles dévolues à l’artillerie introduit par
Bruchmüller, permit d’accroître de manière substantielle l’efficacité des
munitions chimiques.
L’utilisation de munitions chimiques pour réduire les
batteries ennemies au silence (ce que l’on appelle les tirs de
contre-batteries) était particulièrement redoutable. En effet, pour neutraliser
une batterie adverse avec des projectiles explosifs classiques, il était
nécessaire de réaliser un coup direct. On imagine aisément la difficulté de l’exercice.
D’un point de vue tactique, l’arme chimique présentait l’avantage d’avoir un
rapport précision-efficacité beaucoup plus élevé que les explosifs classiques.
Un coup porté aux environs immédiats ou même à une dizaine de mètres de la
batterie suffisait à la rendre inopérante. En un mot, les munitions chimiques n’exigeaient
pas la précision des obus classiques. Les Britanniques et les Français
adoptèrent rapidement les mêmes principes que les Allemands, comme l’illustre l’action
britannique lors de la bataille de Messines en juin 1917. Ainsi, « (…)
un barrage d’artillerie de 2 230 canons et obusiers tirant pendant
trente minutes une proportion élevée de munitions chimiques permit de faire
taire la défense et l’artillerie de l’ennemi et autorisa notre infanterie à
traverser le no man’s land sans trop de difficultés. Le gaz (phosgène)
était délivré par période intense de trois minutes entrecoupées de tirs d’attrition » [630] .
Au cours de la dernière année de la guerre, les
reconnaissances aériennes et le calcul par triangulation permirent des progrès
spectaculaires dans la localisation des objectifs de l’artillerie. Les pièces
ennemies pouvaient être localisées avec une précision extrême jusqu’à une
distance de 8 km. Le gaz moutarde se révéla rapidement la substance idéale
pour les tirs de contre-batteries. À partir de la fin de l’été 1917, grâce
à l’ypérite, les Allemands étaient en mesure, une fois qu’ils l’avaient
repérée, de faire taire une batterie ennemie pendant plusieurs heures. Les
Alliés adoptèrent cette technique dès qu’ils purent disposer de stocks
suffisants en gaz moutarde [631] .
Si l’artillerie permettait de diminuer l’influence des
conditions météorologiques sur les opérations chimiques, elle n’autorisait pas
de s’en défaire complètement. Rapidement, les états-majors des belligérants
notèrent que les conditions atmosphériques, et plus spécialement le vent,
jouaient un rôle important dans l’emploi des obus chimiques. Les directives
françaises précisaient qu’il était inutile de tirer des munitions chimiques si
le vent dépassait 3 m/s [632] . De même, la
pluie, le grand froid et la forte chaleur constituaient des conditions
défavorables. Seule l’humidité favorisait l’action des
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