La grande guerre chimique : 1914-1918
chroniqueur autrichien Veit Wuff von Senftenberg [41] décrivait l’utilisation d’un nuage de vapeurs d’arsenic par Hunyadi lors de la
défense de Belgrade contre les Turcs, en 1456. À ce propos, l’auteur notait :
« Des Chrétiens ne devraient jamais utiliser des armes aussi meurtrières
contre d’autres Chrétiens. En revanche, cette arme est fort appropriée contre
les Turcs et tous les mécréants de même acabit. » [42] Le recours à une
technique similaire est évoqué par Valckenier lors du siège de Groningen par
les soldats de l’évêque de Munster en 1672 [43] .
En 1625, Hugo de Groot, plus connu sous le patronyme de
Grotius comme philosophe du Droit naturel et du Droit des États, rappelait
cependant dans un ouvrage consacré au droit de la guerre que « depuis des
temps reculés, la loi des nations, du moins celle des plus avancées d’entre
elles, prohibe le fait de tuer un ennemi au moyen d’un poison » [44] .
En 1670, le philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz annonce néanmoins le prochain
emploi d’un pot puant, dont les fumées triompheront des ennemis les mieux
retranchés. Si bien qu’en 1675, la signature de la Convention de Strasbourg
entre la France et la Prusse interdit la fabrication et l’usage des bombes
empoisonnées. Au milieu du XVIII e siècle, Emmerich de Vattel
condamne une nouvelle fois vigoureusement l’usage de poisons au cours de
guerres, jugeant ce procédé « contraire aux lois de la guerre, et
unanimement condamné par les lois de la nature et la volonté des nations
civilisées » [45] .
Il fallut attendre plus d’un siècle et des circonstances
particulièrement dramatiques pour voir resurgir le spectre de l’arme chimique.
Rudolf Hanslian relate ainsi, dans son ouvrage, l’anecdote suivante :
« Lorsque, après la bataille de Bautzen qui fut
livrée les 20 et 21 mai 1813, le général prussien von Bülow se
livrait à des marches forcées et à des combats pour protéger Berlin contre les
troupes napoléoniennes, la municipalité berlinoise se réunit à l’Hôtel de Ville
et donna son appui à von Bülow sous forme de bons conseils, lui indiquant
comment il devait battre l’ennemi. Ainsi, un conseiller municipal, qui était en
même temps pharmacien, recommanda d’employer dans l’art de la guerre une
innovation qu’il affirmait être pratique, ajoutant que selon le principe
napoléonien, la victoire penchait du côté de celui qui employait dans la
bataille des moyens tout nouveaux. Il proposa que von Bülow remplaçât, sur
les fusils de ses hommes, les baïonnettes par des pinceaux qui seraient
plongés, au moment de l’attaque dans de l’acide cyanhydrique. Lors du corps à
corps, il suffirait de promener son pinceau sous le nez de l’adversaire pour le
terrasser instantanément. Toutefois, von Bülow éconduisit poliment l’inventeur. » [46]
Plus sérieuse fut l’invention d’un pharmacien français de
Sèvres, M. Lefortier, qui, en 1830, mit au point une bombe chimique dont l’explosion
dégageait une fumée inodore mais qui déclenchait d’incoercibles quintes de
toux. Néanmoins, soumise au comité d’artillerie de l’armée française, la
proposition fut repoussée. En 1852, l’action du général français Pélissier lors
de la pacification de la Kabylie suscita des protestations indignées de l’opinion
publique française. Partisan des méthodes expéditives, il n’avait pas hésité à
exterminer des tribus entières [47] réfugiées dans
des grottes en les enfumant avec du bois vert [48] . La carrière du
général n’en fut nullement affectée, puisqu’il fut nommé en 1854 chef du corps
expéditionnaire français en Crimée et conclut sa carrière nanti du titre
prestigieux de maréchal.
Les progrès rapides de la chimie au cours du XIX e siècle
permirent à l’arme chimique de devenir une alternative crédible aux yeux des
instances militaires. En juillet 1811, après que des officiers navals
britanniques eurent noté sur les pentes de l’Etna, en Sicile, le pouvoir
délétère des vapeurs de soufre, l’amirauté soumit au prince régent, le 12 avril 1812,
une étude proposant d’envisager l’utilisation de soufre à des fins militaires.
Un mémoire consacré à cette question relevait que « toutes les
fortifications, et particulièrement les fortifications maritimes, peuvent être imparablement
soumises à l’aide de vapeurs sulfureuses émises devant les remparts
Weitere Kostenlose Bücher