La grande guerre chimique : 1914-1918
sur-estime la Russie, il apprécie correctement la solidité du complexe
fortifié français replié sur Verdun et la résolution française de défendre la
charnière de son dispositif. Mais, sans doute, parce que Schlieffen participe
au mythe du mouvement et de l’attaque, qu’il est plongé dans l’euphorie de l’exponentielle
croissance allemande, qu’il est captif de la mégalomanie de Guillaume II aux
antipodes de la sagesse de Bismarck, il néglige complètement la conjoncture
diplomatique, que le grand Chancelier de fer respirait comme la fumée de son
cigare. Provoqué par la course irréaliste aux armements navals (freinée trop
tard en 1912), le Plan Schlieffen néglige totalement le pion de l’Empire
britannique, la rancune laissée par la provocation sur mer, il surestime la
rivalité anglo-russe dont la page est tournée. Comment imaginer qu’en cas d’une
guerre non provoquée par la France aussi clairement agressée qu’elle le fut en
août 1914, l’Angleterre ne réagirait pas immédiatement au viol de la
neutralité belge. Le chancelier Bethmann-Holweg et la plupart des diplomates
allemands le savent. Je me demande si l’état major allemand ne commence pas
lui-même à douter, comme tendrait à le prouver l’hésitation de von Moltke
le neveu, qui a succédé en 1905 à Schlieffen et qui a édulcoré le Plan initial
en prélevant sur l’aile droite du dispositif quelques unités afin de couvrir la
Prusse orientale que Schlieffen abandonnait pour quelques semaines aux cosaques
dont les manières n’étaient guère engageantes. Moltke est inquiet du progrès
des chemins de fer russes payés par l’épargne française et belge, qui aurait
permis à l’armée russe de frapper désormais fort et vite, si elle avait été en
réalité ce qu’elle était sur le papier.
Colosse économique, technique et militaire, l’Allemagne
est encore très loin de l’Angleterre par ses services de renseignements. L’Allemagne
s’est presque toujours trompée sur l’adversaire. En dépit de sa préparation
tardive, d’une tactique de l’attaque à tous crins, d’une véritable mystique de
l’offensive, mélange d’un bergsonisme mal digéré à droite et de la déification
imbécile de l’épisode révolutionnaire à gauche… et d’une insuffisance du feu
(mitrailleuses et artillerie lourde négligées), l’armée française du Plan XVII n’a pas été totalement piégée par le Plan Schlieffen, édulcoré. Joffre a
réussi, au-delà de toute espérance, sa mobilisation générale, l’agression
allemande était tellement évidente, le piège tellement grossier que l’ « Union
sacrée » fut sans faille, les rodomontades de l’Internationale socialiste
n’ont pas résisté, et l’engagement britannique immédiat, efficace, total. Il ne
faut jamais sous-estimer l’Angleterre.
Cette guerre qui n’a été prévue et, véritablement, telle
qu’elle fut, ni voulue ni envisagée, est le fruit d’une cascade peu plausible d’erreurs.
L’erreur de tous les états-majors a été la sous-estimation de la résistance de
ces sociétés démocratiques industrielles que l’on croyait fragiles. Jamais
mobilisation aussi totale ne fut aussi facile. Français et Allemands étant
persuadés d’avoir été les victimes d’une agression non provoquée et d’un
traquenard. Le choix d’une guerre rapide, tout en mouvement au prix d’un niveau
élevé de pertes consenties mais sur un très court terme, découle du postulat de
l’impossibilité d’une guerre longue en raison de la puissance du feu. Or c’est
exactement l’inverse qui va se produire, le mouvement, se révélant incapable d’obtenir
l’issue, s’embourbe dans une interminable guerre de siège.
Et les gaz illustrent la loi. Appelés en vue d’un retour
au mouvement, ils sont mis au service du Siège, par l’usure, ou comme le
dit si bien Olivier Lepick, au sens premier, l’attrition, l’usure par
frottement. En présence d’une arme nouvelle, dispendieuse, mobilisatrice d’une
somme d’efforts pénibles et dangereux, le progrès de la défensive l’emporte sur
la marche en avant de l’attaque.
On meurt globalement plus, avec la multiplication massive
des volumes et de la nocivité des produits engagés, moins de l’ypérite que du
chlore… On a appris plus vite à défendre sa propre vie qu’à prendre par
ce truchement la vie des autres, le désir de survivre l’emportant sur celui de
tuer.
Le
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