La guerre de l'opium
*
Délicieuse légèreté que celle de l’atmosphère où deux êtres faits l’un pour l’autre se découvrent mutuellement…
Pendant que sa mère entreprenait Roberts, Laura Clearstone était revenue avec La Pierre de Lune dans la pièce commune du presbytère.
L’un comme l’autre, ils étaient sous le charme : Laura, fascinée par le regard de velours de La Pierre de Lune que soulignaient des sourcils parfaitement dessinés, leurs poils minuscules et espacés semblant avoir été plantés par un jardinier hors pair… La Pierre de Lune, ébloui par la chevelure dorée de la jeune Anglaise dont le flot de boucles encadrait un adorable visage éclairé par d’immenses yeux bleus.
— Qu’est-ce que tes parents sont venus faire ici à Canton ? s’enquit le jeune calligraphe d’une voix si douce que sa question était à peine audible.
Son visage était tout contre celui de Laura. Il s’agissait moins, de la part de La Pierre de Lune, d’une quelconque pulsion possessive que d’une curiosité émerveillée.
— Papa fabrique des pianos. Il espérait en vendre à de riches Chinois mais, visiblement, il s’est trompé… Il songe à rentrer à Londres mais maman refuse de le suivre. Je crois qu’elle est venue proposer ses services au pasteur Roberts. Maman entend être utile aux pauvres… Elle veut rester en Chine.
Du regard, elle désignait le bureau où sa mère et Roberts s’étaient enfermés depuis un bon quart d’heure.
— Je ne sais pas ce que signifie ce mot de « piano ».
— Il désigne une sorte de meuble qui sert à faire de la musique. Comme ça, avec les doigts… lui expliqua-t-elle en prenant sa main et en la posant sur la table avant de faire elle-même les gestes du pianiste.
— Tu sais jouer du piano ?
— Un peu. Quand j’étais petite, maman me faisait donner des leçons.
— C’est difficile de jouer le piano ?
— Un jour, si tu veux, je te montrerai comment on fait, La Pierre de Lune.
— Ce serait bien… fit-il en souriant.
— En échange, tu m’apprendras à écrire le chinois. Question idéogrammes, je suis nulle !
— - C’est normal. Tu viens à peine d’arriver ! Il te suffira de quelques séances pour appréhender les caractères les plus courants…
— J’étais sûre qu’un fils de calligraphe ne pourrait pas refuser une telle faveur à la fille d’un fabricant de pianos qui s’est engagée à lui apprendre à jouer de cet instrument ! pouffa-t-elle.
— Quels sont les vingt idéogrammes qui te sont déjà familiers ? En quelques jours d’apprentissage, je suis sûr que tu seras capable de tripler ce nombre !
— Par exemple, ceux-là, je les connais : Fu, lu, xi, shou ! On les voit partout ! s’écria-t-elle en désignant les pictogrammes couchés sur le rouleau posé sur la table.
— Selon un dicton, shou peut s’écrire de dix mille façons différentes. C’est une façon de dire qu’il existe plus de dix mille vies sans limites ! Beaucoup de Chinois rêvent de devenir immortels…
Elle se récria :
— Et pourtant, à Canton, beaucoup de gens meurent dans la rue… à même le sol…
— C’est un fait. La famine et les maladies font des ravages. Et puis, il y a l’opium, cette boue noire empoisonnée que les navires anglais déversent en Chine par cargaisons entières ! L’opium tue beaucoup de gens…
— Je sais ! Vois-tu cet homme ? fit-elle en désignant Wang le Chanceux, qui était assis sous un arbre dans un coin de la cour où il attendait Barbara Clearstone.
— Je l’ai vu au consulat. Il sert d’interprète à tes parents.
— Eh bien, figure-toi qu’il se rend dès qu’il le peut à la fumerie. .. Je l’y ai pisté à deux reprises.
— Cela ne m’étonne pas. J’avais remarqué sa maigreur et sa dentition en déroute. Je le plains… L’opium ne lâche plus celui qu’il prend !
A l’appui de son propos, il fit le geste de s’attraper le cou, ce qui, malgré la gravité du sujet, la fit sourire.
— Mais comment le fabrique-t-on, cet opium dont tout le monde paraît se délecter ? demanda-t-elle.
— Tu dois inciser la capsule de la fleur de la plante nommée pavot; aussitôt coule un suc blanchâtre qui devient marron en séchant. Tu en fais une sorte de pain et, au bout d’un moment, le pain d’opium devient aussi noir que la pierre à encre. Pour le fumer, il faut le faire chauffer.
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