La guerre de l'opium
Londres. Est-ce une ville très différente de Canton ? lui demanda le jeune Chinois, fasciné.
Avec ses mots, elle lui décrivit la capitale économique de la planète, ses ministères et ses clubs, ses banques et ses compagnies d’assurance dont les façades majestueuses et impeccables s’alignaient le long de larges avenues, ses parcs et ses jardins où les familles riches venaient pique-niquer le dimanche, servies par leurs laquais en livrée, ses quartiers pauvres où de nombreuses familles avaient à peine de quoi vivre. Elle lui expliqua comment deux mondes s’y côtoyaient : celui des riches qui tenaient le haut du pavé et celui des prolétaires opprimés qui trimaient du matin au soir. Entre les hôtels particuliers de Mayfair, avec leurs blanches colonnades néoclassiques, et les bouges du quartier des docks construits en planches qui s’enflammaient comme de l’étoupe dès qu’on y renversait une chandelle sur le sol, il y avait presque autant de distance qu’entre la Chine et l’Angleterre…
— Si je comprends bien, là-bas règne aussi le plus grand désordre… constata La Pierre de Lune, non sans un certain étonnement.
De peur de le vexer, elle préféra ne pas lui répondre. La misère lui paraissait infiniment plus profonde à Canton qu’à Londres et, s’il eût fallu mettre un prix à la vie humaine, celle d’un Chinois valait encore moins que celle d’un Anglais…
— Là-bas, il fait plus froid. L’hiver, il neige… Si on dort dehors, on meurt de froid.
— On meurt de froid ? souffla La Pierre de Lune estomaqué.
— Hélas ! ça arrive. Mais les Anglais étant moins nombreux que les Chinois, il y a moins de gens qui dorment dans les rues…
— Londres est vide ?
— C’est Canton qui est plein à craquer ! À Canton, on marche toujours sur autrui…
Le jeune Chinois, songeur, essayait d’imaginer à quoi pouvait bien ressembler un pays vide, une ville sans la foule dans les rues, où l’on entend piailler les oiseaux sur les arbres, où l’on peut dire quelque chose à quelqu’un sans être obligé de parler fort. Un endroit où, pour être tranquille, on peut décider d’aller faire retraite à deux pas de chez soi sans y être dérangé… sans qu’il faille gravir une montagne sacrée. Bref, un cadre de vie qui n’oblige pas l’ermite à aller se réfugier dans les nuages pour échapper aux nuisances de la vie quotidienne…
Quand on découvre que les autres vivent différemment de soi sans en tirer pour autant de conclusions définitives sur ce qui est bien et sur ce qui est mal, sur ce qui est supérieur ou sur ce qui est inférieur, on se grandit soi-même.
Enhardie par leur complicité naissante, Laura Clearstone plongea ses yeux dans ceux de La Pierre de Lune et, à sa grande surprise, s’entendit prononcer :
— On s’entend bien, tous les deux, ne trouves-tu pas ?
La réponse fusa, immédiate :
— C’est parce que nous sommes complémentaires !
— Je ne saisis pas ce que tu viens de dire…
— Tu es Yin et je suis Yang…
— Je n’ai jamais entendu prononcer ces mots…
— Telle est notre façon, en Chine, de voir le monde. Selon nous, les choses qui nous entourent ne peuvent être que Yin ou Yang : vides ou pleines; froides ou chaudes; humides ou sèches… lumineuses ou obscures… Tout a un contraire qui est parfait complément. C’est ainsi que va le monde, Laura ! Tu es mon Yin. Je suis ton Yang !
— Je comprends… lâcha Laura, abasourdie, à qui l’on expliquait pour la première fois le concept fondateur de la pensée taoïste.
— Les textes anciens nous enseignent que jadis, au temps où le ciel et la terre étaient encore emmêlés, les formes n’existaient pas. Le monde n’était qu’abysses insondables, cavernes profondes, étendues aqueuses sans limites, immensités herbeuses à perte de vue, tapis d’algues ondoyantes qui se perdaient dans l’infini du néant… Au bout de dix mille fois dix mille ans, deux esprits réussirent à sortir de ce chaos dont les issues étaient restées introuvables pour tous les autres… Ils tissèrent la chaîne du ciel et dessinèrent les contours de la terre. De la béance et du débordement ainsi créés naquirent les deux principes antagonistes du Yin et du Yang.
— Je n’avais jamais imaginé que le monde pouvait être né ainsi… Chez nous, on prétend qu’un Dieu Unique a tout créé, les montagnes, les
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