La guerre de l'opium
les pieds sur son bureau lorsqu’il entendait mettre ses collaborateurs - ainsi qu’il s’en vantait lui-même - « en situation de lui obéir sans barguigner ».
Sam dirigeait l’équipe des dessinateurs de l’ Ilustrated London News avec maestria, c’est-à-dire de façon résolument dictatoriale. Grâce à ses méthodes musclées, il avait contribué à faire de cet hebdomadaire de seize pages illustrées par vingt-deux gravures, créé cinq ans plus tôt par Herbert Ingram, l’un des organes phare de la Grande-Bretagne, c’est-à-dire un média craint et respecté, capable de retourner à sa guise l’opinion publique et sur lequel se jetaient avec voracité toutes les élites politiques, économiques et intellectuelles du pays.
Bowles, qui s’attendait à tout, y compris à se faire virer, n’en menait pas large au moment où la langue de Goodridge passa entre ses grosses lèvres, comme c’était toujours le cas avant qu’il ne commençât à parler.
— Bowles ! Au fait, vous partez en Chine ! lança Sam en enfournant, pour le remâchouiller, l’éternel cigare qui ne le quittait presque jamais, au grand dam de ceux qui s’approchaient trop près de sa bouche.
— Je suppose que je n’ai pas vraiment le choix… répondit John, soulagé.
Outre qu’une telle issue n’était pas faite pour lui déplaire, après un an passé au journal où il était entré juste après avoir obtenu son diplôme de dessin et de gravure à la Royal Academy, Bowles savait à quoi s’en tenir avec Goodridge, en matière d’obéissance : soit on acquiesçait à ses demandes, soit il valait mieux partir avant d’en être chassé.
Le rédacteur en chef invita le dessinateur à s’asseoir sur l’une des chaises bancales disposées devant son bureau.
— Pas vraiment, Bowles ! Actuellement, nous vendons une moyenne de soixante-dix mille exemplaires par semaine. Ingram souhaite que nous montions à cent mille papiers hebdomadaires. Suivez mon regard… Pour atteindre cette barre, il me faut des images, Bowles, beaucoup d’images de catastrophes, beaucoup d’images insolites, beaucoup d’images de rois et de reines, beaucoup d’exotisme. La Grande-Bretagne est une île minuscule où il ne se passe plus rien de croustillant… les viols et les crimes sont rares et, quant aux conducteurs de diligences, ils sont devenus si raisonnables que les accidents mortels se comptent désormais sur les doigts de la main ! La Chine, en revanche, est une mine, Bowles… Un pays immense, aux mœurs primitives, où les gens sont d’une cruauté affolante… Le supplice chinois de la goutte d’eau, ça vous dit quelque chose ? Il faut être Chinois pour inventer ça. Rien qu’avec ces histoires d’opium que nous leur vendons… Suivez mon regard, Bowles, il y a là de quoi faire des papiers incroyables. Ingram et moi sommes d’accord sur ce point : la Chine est un fantastique argument de vente…
Tout à son exaltation, le gros Sam, dont le gilet était perpétuellement ouvert sur un ventre rebondi qu’il qualifiait volontiers de « bide guilleret », suait à grosses gouttes.
Bowles, qui ne l’avait jamais vu aussi excité, répondit :
— Il va falloir que je me mette au chinois…
— Vous avez intérêt. En plus, là-bas, les putes, ça ne doit pas vraiment parler anglais… Il paraît que les femmes chinoises sont de fines lames… question joutes amoureuses… Il faut dire qu’elles ont affaire à de sacrés fétichistes… s’écria Goodridge en s’épongeant le front.
Puis, comme il n’aimait pas qu’on le vît transpirer, il passa une grosse main velue sous ses aisselles auréolées de sueur, se leva et ouvrit à deux battants l’une des fenêtres de la pièce. Aussitôt, étant donné que dehors il gelait à pierre fendre, un courant d’air glacé s’engouffra à l’intérieur.
— Ah bon ?
— Les pieds bandés, vous ne connaissez pas ? s’écria, écarlate, le rédacteur en chef dans le regard duquel venait de s’allumer une lueur lubrique.
Comme un Indien autour de son scalp, il se mit à tourner autour de la chaise où était assis Bowles.
— Pas vraiment…
— Les femmes chinoises ont toutes les pieds minuscules ; dès leur plus jeune âge, on les leur serre dans des bandelettes ; il paraît que les hommes en raffolent ; et puis, ça les empêche de courir la prétentaine… Bowles, vous le savez, on n’est jamais assez méfiant avec
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