La guerre de l'opium
atteint ses limites. Au grand dam de Bowles, cela faisait plusieurs semaines que la plantureuse Margaret lui parlait d’union et de progéniture, rêvant à voix haute d’enfants et de cottage au milieu d’un champ de pommiers avec rideaux à petits carreaux aux fenêtres et tout le reste… Il n’avait pas osé lui dire que ce n’était pas vraiment à l’ordre du jour. La veille encore, son amante l’avait supplié de changer de métier, arguant du fait que celui de dessinateur de presse était bien trop prenant et dangereux.
Bref, conscient qu’il valait mieux rompre au plus vite, avant que les choses ne tournassent entre eux à l’aigre, John avait là un motif idéal.
Sur le chemin du retour à la maison, après le bouclage du journal et la rectification de la bordure d’une gravure représentant un épouvantable accident de diligence qui avait tué trois personnes - une mère et ses deux petits enfants - sur le Strand, de quoi faire vendre au bas mot un bon millier de papiers supplémentaires de l’édition du surlendemain, il en était déjà à imaginer la façon dont il rédigerait la lettre qui annoncerait à Margaret que son employeur avait eu la malencontreuse idée de l’expédier à l’autre bout du monde…
Lorsqu’il rentra chez lui, frigorifié et l’estomac dans les talons, Bowles s’empressa d’aller frapper à la porte de son voisin de palier devant laquelle flottait toujours la même odeur de cigare lorsqu’il était à la maison.
Son voisin ne mit pas longtemps à venir ouvrir, emmitouflé dans une robe de chambre d’hiver en feutrine noire doublée de soie rouge qui lui donnait un faux air d’ecclésiastique anglican.
— Nash, j’ai une grande nouvelle ! Je pars à Canton la semaine prochaine. J’y deviens l’envoyé spécial de mon journal…
— - Pas possible ! répondit Nash Stocklett. Entrez donc prendre un verre et racontez-moi tout ça, mon cher !
Les deux hommes se connaissaient bien et s’appréciaient. Le jeune dessinateur occupait un petit meublé, loué à prix d’or, qui donnait sur la cour de l’immeuble où Nash possédait un appartement. Dès qu’il avait vu Bowles, le jour où il avait emménagé, hissant une lourde valise dans l’escalier, Stocklett l’avait invité à boire une tasse de thé de Chine et à fumer un cigare, ce que l’autre avait accepté avec joie. Les deux hommes avaient plaisir à se voir, même si Bowles se rendait plus souvent chez Stocklett que l’inverse.
— Je viens d’apprendre la nouvelle de la bouche de mon rédacteur en chef !
Stocklett fit entrer son invité au salon et lui dit en soupirant :
— Dire que je n’ai jamais eu l’occasion de me rendre là-bas alors que je fais de l’import-export avec ce pays ! Si vous saviez ce que je vous envie…
— Venez donc me voir à Canton ! Je vous y accueillerai avec le plus grand plaisir.
— Je ne sais pas si mes patrons seraient d’accord… Si je pars, je risque fort de ne pas retrouver ma place à mon retour… fit le chef comptable de Jardine & Matheson.
Après avoir enfourné une bûche dans le poêle de faïence hollandaise, il désigna à Bowles un canapé de cuir luisant comme une selle de cheval sur lequel était lové un énorme chat angora à poils gris.
— J’espère que la présence de Dady ne vous incommodera pas…
— Vous savez bien que j’adore votre chatte, Nash ! Et j’ai la faiblesse de penser qu’elle me le rend bien !
— Thé ou brandy, John ?
C’était inhabituel. D’ordinaire, Nash Stocklett ne proposait que du thé à John Bowles. Cette histoire de départ en Chine devait l’avoir chamboulé, se dit le dessinateur de presse. Vu la température extérieure qui lui avait glacé les os, il opta pour le brandy dont son hôte s’empressa d’aller chercher un flacon au fond du gros buffet de style néogothique où il rangeait ses bouteilles d’alcool.
— Délicieux, votre brandy, Nash ! lâcha-t-il en caressant Dady qui, du coup, se mit à ronronner comme un métier à tisser.
Nash, l’air un tantinet nerveux, se racla la gorge.
— Dix ans d’âge. À moins, le brandy est un breuvage que je considère comme totalement imbuvable. Quand il fait froid comme cette nuit, ça vous réchauffe un mort ! Au fait, John, si vous allez à Canton, pourrais-je vous demander de me rendre un petit service ?
— Ce sera avec le plus grand plaisir… Que souhaitez-vous au
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