La guerre de l'opium
demandé d’investir, elle s’enfermait dans la prière et dans la contemplation du Corps Glorieux du Christ, trop heureuse d’être regardée comme une bête curieuse par les passants auxquels elle tendait ses feuilles, que la plupart d’entre eux refusaient de prendre. Plus elle était raillée par les gamins des rues dont les plus hardis s’aventuraient à frôler la robe de cette femme au nez long comme on va toucher le pelage d’un animal de foire, et plus elle exultait, persuadée qu’elle gagnait là son paradis.
Elle sentit, derrière elle, une présence dont elle pensa, vu l’heure, qu’il ne pouvait s’agir que de Mélanie Bambridge. Elle se retourna vivement, quasiment hilare. Compte tenu de la façon exécrable dont la gouvernante du pasteur traitait Barbara, c’était aberrant de sa part, mais son mysticisme expiatoire la rendait perpétuellement souriante.
La teigneuse Bambridge profitait souvent de l’absence du pasteur, qui dormait encore à cette heure-là, pour submerger Barbara de remarques désobligeantes.
L’Américaine, qui avait toujours été la seule à assister le révérend dans sa mission, vivait particulièrement mal l’intrusion de Barbara Clearstone dans ce qu’elle considérait comme sa chasse gardée.
Ne demandant qu’à souffrir, Barbara se préparait à offrir à son bourreau son sourire le plus sincère et le plus extatique et fut donc extrêmement surprise de constater que c’était Laura, entrée subrepticement dans la pièce, qui se tenait à présent derrière elle.
— Que fais-tu là, ma chérie ? J’ai bien cru que c’était Mélanie… Cette pauvre femme me déteste, du moins je crois ! Je l’ai peut-être blessée sans m’en rendre compte…
Laura, défaite, interrompit sa mère et la prit par les épaules.
— Maman, il faut qu’on se parle !
Étonnée par la vigueur du propos, Barbara, inquiète, sortit ses mains meurtries de l’eau puis essuya leur peau squameuse avec une moue douloureuse.
— Je parie que Joe t’empêche une fois de plus de dormir… fit-elle, habituée à être dérangée à tout propos à cause de son fils.
— Non, maman ! Ce n’est pas de Joe qu’il s’agit !
— De qui alors ?
— De toi, maman !
Barbara, stupéfaite, dévisagea sa fille avant de lui répondre d’une voix hésitante, mal assurée, avec un sourire vague :
— Je t’écoute, mon amour…
— Maman, je suis préoccupée pour ta santé. Tu as l’air si fatiguée !
— Je vais très bien ! murmura-t-elle mollement.
— Maman, cette vie n’est pas faite pour toi ! Depuis trois jours, ta pâleur fait peine à voir. Regarde un peu tes mains ! Leur état parle de lui-même !
Jusque-là, Laura, à qui cela coûtait beaucoup, n’avait jamais fait part à sa mère de son inquiétude en des termes aussi crus. Celle-ci, trop épuisée pour se défendre, se contentait de la regarder vaguement.
— Maman, tu m’entends ?
La mère, qui dévisageait sa fille comme quelqu’un qu’on reconnaît mais sur lequel on est incapable de mettre un nom, finit par dire, d’une voix trop lasse pour que son angoisse fût perceptible :
— Ton père te manque-t-il à ce point ?
— Ce n’est pas de papa qu’il est question, mais bien de toi, maman !
Les propos de sa fille soulagèrent Barbara. Elle craignait par-dessus tout que Laura lui reproche d’être restée en laissant Brandon repartir seul à Londres.
— Je vais très bien ! Je n’ai jamais été aussi en paix avec moi-même ! Que veux-tu au juste, ma petite Laura ?
— Ce rendez-vous avec le consul Elliott… Je ne veux pas que tu y ailles seule, maman !
Le beau visage pâle et amaigri de Barbara se figea et ce qui restait de son sourire perpétuel se referma tandis que son regard s’animait d’un éclat de colère. Quelques jours plus tôt, Barbara Clearstone avait reçu une carte signée par Charles Everett Elliott qui la conviait à prendre l’apéritif à la résidence. Quoique peu portée à l’indulgence envers un personnage aussi grossier, elle n’avait pas osé décliner l’invitation.
— Si tu savais ce que cet homme me répugne… avec ses idées à l’emporte-pièce !
— Pourquoi n’as-tu pas refusé d’y aller, maman ?
— Une ressortissante britannique ayant décidé d’élever seule ses enfants en Chine peut difficilement refuser l’invitation de son consul !
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