La guerre de l'opium
Chine continentale, il se savait attendu au tournant par nombre de ses collègues.
Dans les grandes firmes, on ne monte qu’en marchant sur la tête des autres.
Il avait tout donné, tout sacrifié à cette firme, à commencer par sa liberté… et un jour ce serait son tour d’être abattu en plein vol, par un jeune aux dents plus longues que les siennes. Un jeune qui aurait plus d’énergie que lui, prêt à tout sacrifier simplement parce qu’il était moins âgé que lui…
De plus en plus mélancolique, Jack se leva pour aller boire un verre d’eau. Il crevait de chaud. Au lieu de retourner dans son lit, il ouvrit la double porte-fenêtre de sa chambre et avança vers le balustre de la terrasse sur laquelle elle donnait avant de s’accouder face à la vue du port de Shanghai où, dans l’obscurité grandissante, des bateaux continuaient à accoster malgré l’heure tardive, signalés par la lueur des bougies votives allumées devant les autels des ancêtres qui avaient été installés sur leurs ponts.
En proie à un vague malaise, il regarda tristement le ciel, immense ombrelle noire trouée par le feu des étoiles où la lune ne s’était pas encore levée.
C’est alors que surgit l’image qu’il redoutait par-dessus tout et qui n’en finissait pas de le hanter, même s’il s’efforçait de la garder enfouie au plus profond de sa mémoire.
« Garçon »!
Il frissonna et, comme toujours en pareil cas, ne put s’empêcher d’éprouver de la honte.
Cela faisait des mois que le souvenir de l’équipée au cours de laquelle il avait croisé cette incroyable créature du nom de « Garçon » n’était pas venu le troubler.
Et d’un seul coup, voilà qu’il le submergeait à nouveau…
C’était un soir de printemps, à Tianjin, quatre ans plus tôt.
Jack s’était rendu dans cette grande ville portuaire qui sert encore à Pékin de débouché maritime afin d’y rencontrer la guilde des grossistes en opium. La réunion avec lesdits compradores , qui, enfreignant les accords signés avec Jardine & Matheson, s’approvisionnaient de plus en plus sur le marché parallèle, avait été des plus houleuses. Leur chef, un petit homme du nom de Tripode Authentique, s’était révélé un négociateur coriace. Ce Chinois perpétuellement hilare n’avait accepté de revenir dans le droit chemin que moyennant une baisse de 20 % du prix de vente de l’opium par la compagnie anglaise. Niggles était furieux mais il n’avait pu faire autrement que de passer par les fourches Caudines des grossistes de Tianjin, tout en priant le ciel que leurs collègues des autres villes ne s’engouffrent pas à leur tour dans la brèche, ce qui risquait d’avoir des conséquences désastreuses pour les marges de la firme.
Après être sorti de son auberge et alors qu’il errait dans les rues à la recherche d’un restaurant, il était tombé par hasard sur un petit théâtre de rue où se donnait un opéra sur l’épopée des Trois Royaumes AN . Il y était entré pour tuer l’ennui, sans plus de conviction que ça, sollicité par le rabatteur de service, un homme aux moustaches tombantes et au ventre proéminent, dont les bras barraient la ruelle et empoignaient les passants de force pour les pousser à l’intérieur.
À peine était-il entré dans la baraque qu’il avait été sidéré par l’incroyable beauté de l’acteur qui incarnait le héros principal.
Le jeune homme exécutait à la perfection toutes les parties qui lui incombaient : chanter avec une voix de tête, minauder ou gronder selon la tirade à déclamer, jongler avec des boules ou s’adonner à des cabrioles, des saltos, ou encore exécuter des figures de combat muni d’un sabre qu’il faisait virevolter dans les airs avec une maestria inouïe.
Le bel acteur avait surtout un corps de rêve que Niggles, ébloui, avait pu détailler comme s’il avait été mis en présence d’un beau livre illustré. Son pantalon bouffant à taille basse laissait à l’air libre un ventre parfaitement sculpté. Sur son pectoral droit, le jeune homme portait un tatouage représentant un corbeau à trois pattes tenant le soleil dans son bec AO . Le reste de son corps était à l’avenant, musclé par l’effort, à la fois longiligne et souple. Comble du raffinement, le majeur de sa main droite portait une somptueuse pierre de jade montée sur un anneau d’or. Pour les yeux ébahis de Niggles, cette créature était l’incarnation
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