La guerre de l'opium

de toile cirée des jonques de guerre et de transport, massées sous bonne garde, luisaient d’un éclat blafard tandis qu’ils poursuivaient leur course interminable.
    Au bout d’une ruelle qui ressemblait à un égout à ciel ouvert, un énorme chat noir avait déboulé entre ses pieds, manquant de le faire trébucher. Jack n’avait pu s’empêcher de pousser un cri de terreur lorsqu’il avait vu cette masse de poils surgie de l’ombre se jeter dans ses jambes.
    —  Tu as peur des chats   ? lui avait demandé, l’air goguenard, Garçon des Nuages.
    —  Je ne l’ai pas vu venir… avait-il gémi, mort de honte et essoufflé par l’effort.
    Regrettant amèrement de s’être mis dans la gueule du loup, notre marchand d’opium se sentait ridicule et terriblement démuni, à la merci d’un bel inconnu dont les intentions étaient mystérieuses, pour ne pas dire inquiétantes…
    Au grand soulagement de ses poumons, leur équipée avait pris fin au pied d’un mur d’enceinte rudement construit de briques mal dégrossies.
    —  C’est là   ! L’entrée est de l’autre côté   ! lui avait annoncé le Chinois.
    Devant eux se dressait un gigantesque portique de bois constitué de troncs d’arbres peints en rouge. A sa poutre faîtière, on avait suspendu des guirlandes de lanternes allumées. On se serait cru le jour de la Fête des Lanternes, devant un monastère, lorsque les bonzes y attiraient les foules avec de la lumière, comme on le fait pour les papillons ou les insectes, au moyen d’une source lumineuse.
    Niggles n’y comprenait rien.
    —  Tu m’as emmené à la pagode   ?
    Garçon, sans répondre, avait frappé trois coups sur l’un des masques de dragon Taotie qui ornaient la porte.
    —  Qui est-ce   ? avait demandé une voix étouffée.
    —  Trois fois rouge.
    À ces mots, qui avaient paru à Niggles totalement incompréhensibles, l’un des battants s’était furtivement ouvert.
    —  Tu n’es pas seul   ?
    —  Va dire au patron que j’ai peut-être le nez long qu’il nous faut… avait déclaré Garçon sans ambages à l’homme qui les avait accueillis.
    —  Tu n’as pas tardé   ! Quelle efficacité   ! s’était exclamé ce dernier, qui portait de fines lunettes cerclées de fer et une barbiche poivre et sel.
    Avec son air sérieux et un peu triste, il ressemblait à un commis aux écritures, un de ces fonctionnaires comme on en croisait tous les jours, à qui l’on eût donné le bon Dieu sans confession et qui, pour autant, étaient capables de vous faire prendre le plus sérieusement du monde des vessies pour des lanternes ; un de ces employés dévoyés qui confondaient allègrement les poches de l’État avec les leurs, comme il en pullulait au sein de l’administration chinoise… avait songé Niggles, persuadé d’avoir affaire à un service de l’État - peut-être même celui des douanes   ! - qui s’apprêtait à le racketter.
    Au milieu de la cour gravillonnée, sur le perron de la grosse bâtisse, une silhouette les attendait. La surprise de Jack avait été totale lorsqu’il avait découvert qu’il s’agissait de Tripode Authentique, lequel avait l’air tout aussi stupéfait que lui.
    —  Ça par exemple   ! Vous ici, c’est incroyable… avait marmonné, quelque peu gêné, le puissant chef de la ligue des compradores de Tianjin en faisant entrer Niggles dans un vaste bureau éclairé par des torchères.
    Garçon des Nuages avait paru étonné.
    —  Vous connaissez ce nez long, maître Tripode   ?
    —  Non seulement je le connais, mais nous avons négocié lui et moi toute la matinée d’hier… C’est le plus grand marchand d’opium de Chine… avait murmuré le comprador .
    Garçon des Nuages avait cessé toute impertinence. Il paraissait désappointé et presque penaud.
    Ce n’est donc pas le nez long qu’il vous faut…
    Niggles n’avait pas tardé à deviner à quel genre de document l’acteur d’opéra avait fait allusion.
    C’était même un peu de sa faute…
    Au cours de la négociation, il avait utilisé une vieille ficelle en promettant à Tripode Authentique de s’aligner sur le prix de l’opium qu’il obtiendrait de la part d’un de ses concurrents étrangers. Il ne prenait aucun risque puisque la politique tarifaire de Jardine & Matheson consistait à faire en sorte que cette marchandise fût vendue aux grossistes à un prix inférieur à celui de toutes les autres firmes. Tripode Authentique