La guerre de l'opium
qu’il lui avait fait porter sa carte par son majordome puis invitée à dîner dans la foulée, en proie à un véritable coup de foudre qui s’était achevé par une demande en mariage dès le lendemain.
Pour autant, sa relation aux hommes ne fut pas toujours rose.
Un an avant ses épousailles avec Morossov, elle faillit se brûler les ailes comme ces beaux papillons nocturnes lorsqu’ils s’approchent trop près de la lampe… ou plutôt, en l’espèce, de la lanterne.
Disons, pour la commodité du récit, car la femme de la Neva tient, pour des raisons qu’on va comprendre très vite, à ce que ladite lanterne garde son anonymat, que celle-ci ait pour nom « l’autre ».
L’enfant qu’elle a eu avec « l’autre » marqua le terme d’une de ces aventures amoureuses qui commencent comme un conte de fées et se terminent fort mal.
Si mal, même, que sur le moment, lorsque ça chauffait très fort avec « l’autre », elle avait eu beaucoup de chance de ne pas y laisser sa vie.
C’était il y a douze ans.
Ces remugles d’un passé chaotique et douloureux qui remuent son âme l’obligent à sortir un mouchoir pour essuyer ses larmes.
Pleurer fait du bien. Même lorsqu’on est une combattante implacable.
Et puis, pour se donner du courage, elle se dit que si elle en est là aujourd’hui, c’est qu’elle n’a pas vraiment eu le choix. Qu’il eût été impossible, sans mettre sa vie en grand danger, d’agir autrement.
Elle ne veut surtout pas se laisser abattre en considérant que douze ans, c’est aussi le temps que met un nourrisson pour devenir un adulte qu’on serait incapable de reconnaître si on le croisait dans la rue…
A présent qu’elle est à nouveau libre de mener à bien la tâche interrompue, elle tente de se persuader que douze ans, ce n’est rien. Que c’était hier. Qu’en douze ans, rien n’a bougé. Qu’il lui suffira d’aller retrouver « l’autre » pour retrouver l’enfant qu’elle a été forcée d’abandonner à son sort.
Elle n’avait pas le choix.
D’abord, tant que Morossov était en vie, il était hors de question de le quitter. Cet homme envers lequel elle nourrissait une haute estime l’avait sortie d’une précarité qui l’eût condamnée à finir ses jours au mieux comme prostituée de luxe dans l’une des grandes maisons closes de la ville de Pierre le Grand, au pire comme esclave sexuelle d’un modeste claque de la Route de la Soie.
Lorsque son prince l’a épousée, elle n’était qu’une aventurière dont le physique était le seul atout, de retour au pays sans la moindre perspective, et Morossov n’a pas lésiné sur les moyens pour compenser les quarante ans qui le séparaient de sa jeune femme.
Alexandre Ivanovitch Morossov lui a légué tous ses biens : l’immense palais de sa famille, l’un des plus beaux de la ville, construit par une architecte française au beau milieu d’un immense parc où poussent des bouleaux et des trembles ; les meubles rares et les bibelots précieux qu’il contient ; un domaine de mille hectares de culture sur lequel cinq cents moujiks cultivent l’orge, la pomme de terre et le seigle.
Dans cette cage dorée, elle a passé sa vie à refouler sa souffrance et à recouvrir ses douloureux souvenirs à grandes pelletées de fêtes, de toilettes, de voyages et de bijoux. Vivre avec un vieillard richissime qui a quarante ans de plus que vous n’est pas forcément amusant tous les jours, même si cet homme est brillant, raffiné, curieux de tout et, surtout, sincèrement fou de vous parce que vous lui apportez ce qui lui manque le plus : la jouvence qui fait oublier l’approche de la mort. On finit par s’ennuyer un peu, on ne manque de rien, le temps s’égrène, on voit s’amonceler sur l’autre les atteintes du temps, alors que ce dernier, à cause de vous - ou peut-être grâce à vous -, ne s’en aperçoit pas…
Tous les jours, pendant ses onze ans de vie commune avec Morossov, la femme de la Neva n’a cessé de penser à l’enfant, essayant de l’imaginer grandir. Toutes les nuits, submergée par l’angoisse et les remords, elle s’est demandée ce qu’il advenait de lui.
Elle ne s’est jamais faite à l’idée de ne pas le revoir. Un temps, elle a pensé profiter d’un de ses innombrables voyages avec son mari pour partir à la recherche de l’enfant. Mais Ivan Morossov n’a jamais souhaité élargir ses périples à d’autres pays que ceux de la
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