La guerre de l'opium
désignant une loque humaine qui courbait le dos et dont l’enfant ne distinguait pas le visage.
Lorsque l’homme avait redressé la tête, et qu’il avait reconnu son père, le choc avait été rude ! Incrédule, il s’était rapproché de lui. Son père avait paru ne pas le reconnaître. Alors, après l’avoir longuement dévisagé, l’enfant s’était adressé à lui dans un filet de voix :
— Père, c’est moi… ton fils, La Pierre de Lune.
— Ne reste pas ici, La Pierre de Lune ! Ta place est à la maison ! Un calligraphe même très jeune doit toujours rester dans son échoppe… avait articulé la bouche de son père, tuméfiée comme si elle avait pris des milliers de coups.
Quant à ses yeux, que leur pupille dilatée rendait fixes et inquiétants, ils paraissaient recouverts d’un léger voile de brume.
Dans la main de son père, La Pierre de Lune avait aperçu la pipe à embout de jade dont il ne se séparait jamais. Et lui qui croyait que tous les calligraphes possédaient un yandou , il avait soudain compris que son père s’adonnait à l’opium ! Eh oui ! son père était comme tant d’autres qu’on croisait dans les rues de Canton, qui s’adonnaient à ce passe-temps mortifère et succombaient à tous les âges, maigres et pâles comme des statuettes d’ivoire, portant jusqu’au cercueil les stigmates de leur terrible vice.
L’enfant avait supplié :
— J’ai besoin de toi, petit papa, pour m’apprendre tous les caractères que je ne connais pas encore ! Je ne veux pas que les policiers t’emmènent !
— Tu as les bases de la calligraphie, La Pierre de Lune ! Si tu continues sur ta bonne lancée, dans quelques mois, tu sauras en écrire autant qu’un lettré confirmé.
Le ton de son père trahissait une immense lassitude.
— Mais où vont-ils t’emmener ? Quand reviens-tu à l’échoppe, petit papa ?
— Je t’ai dit de rentrer à la maison, La Pierre de Lune. Tu ne dois plus penser à moi ! Ils vont me tuer… Jure-moi de ne jamais te séparer du cadeau que je t’ai fait pour tes sept ans ! avait réussi à articuler son père, après un long silence.
Il avait le souffle court. L’opium, en accélérant le rythme cardiaque, rend le moindre effort de plus en plus difficile.
— Il est toujours au fond de ma poche, petit père !
Le capitaine des policiers, furieux de constater que son prisonnier le plus illustre contrevenait à ses ordres et paraissait vouloir fomenter un mauvais coup, avait balancé un coup de botte en plein dans la face de Bouquet de Poils Céleste avant de le faire monter de force dans une cage à roulettes où étaient entassés d’autres prisonniers.
Une fois le convoi parti, sous son regard désespéré, vers l’une des prisons centrales de Canton où croupissaient les milliers d’hommes en attente de la gamme des châtiments auxquels ils étaient promis, l’enfant s’était renseigné sur le sort qui attendait son père.
Il était dans une boutique de remèdes et, du haut de ses petites jambes encore maigrelettes, il avait naïvement demandé au marchand :
— Monsieur, pour assister aux Dix Mille Couteaux, on fait comment ?
— Les Dix Mille Couteaux ne sont pas faits pour les enfants…
À force d’insister, le charlatan lui avait indiqué que les Dix Mille Couteaux se déroulaient chaque semaine, après le lever du soleil, sur une aire située devant la porte nord du palais du vice-roi, là où on donnait le fouet aux petits voleurs à la sauvette dont la tête pouvait finir tranchée d’un coup de sabre, si d’aventure ils s’avisaient de recommencer leurs forfaits.
Voilà à quoi pense La Pierre de Lune avec tristesse, tout en regardant scintiller les flots de la Rivière des Perles.
Au même moment, à l’autre bout du monde de la steppe, à Saint-Pétersbourg, sous un soleil voilé de mi-journée qui fait briller comme des lames d’acier poli les boudins de glace dont les toits sont encore ourlés, une femme, habillée avec élégance, est accoudée au parapet d’un pont. Pensive, elle regarde se fendiller la banquise bleutée sous laquelle on sent déjà le bruissement des eaux courantes de la Neva. Le spectacle de la débâcle d’un fleuve encore prisonnier du gel l’a toujours fascinée. Elle aime observer ces nervures, au départ simples lignes, se croiser et se recroiser pour former une trame de crevasses de plus en plus profondes,
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