La guerre de l'opium
récente, ne sont que rarement sorties d’une condition proche de l’esclavage. Au mieux potiches élégantes posées dans un coin de leur maison avec interdiction d’en sortir, au pire travailleuses acharnées, vouées à accomplir tout ce qu’un homme n’a pas envie de faire : manipuler la terre et les pierres pour sculpter les montagnes en rizières ; construire à mains nues les digues le long des fleuves ; vider les réservoirs à excréments humains et animaux destinés au fumage des cultures ; repiquer le riz les pieds dans la boue à la merci de la morsure du serpent mortel ; porter d’immenses bassines d’eau du puits jusqu’à la maison ; se déchiqueter le bout des doigts, à force de carder la laine et le coton ou de filer la soie ; briser à la massette le bloc de minerai de sel au fond de la mine…
Comparées à celles de leurs congénères, les « femmes » de l’enfant et de son père ont donc des conditions de vie plutôt enviables, ce qui ne les empêche pas de passer leurs journées à se plaindre.
C’est dire si, dans le foyer de Bouquet de Poils Céleste, la disparition de l’« homme » avait créé un trouble comparable à une secousse sismique.
Le rideau de son bureau d’écrivain public est resté tiré, au grand dam de ses clients venus chercher qui son certificat d’examen, qui sa requête auprès de tel juge ou de tel fonctionnaire, car on ne peut correspondre avec les autorités administratives que par écrit, ce qui évite à l’État d’avoir à rendre des comptes aux millions de citoyens illettrés.
Personne, au juste, ne savait où était passé Bouquet de Poils Céleste.
L’enfant n’avait plus droit au cours de chinois écrit que son père lui donnait chaque jour et qui consistait à lui réciter une page apprise par cœur, puis à la calligraphier avec soin sur une feuille de papier de riz avant de la corriger, la main de son père tenant la sienne, tel un pinceau.
Fou d’inquiétude, il avait vainement cherché son père, parcourant d’abord le quartier des Trois Trésors échoppe par échoppe, puis celui des Plaisirs Charnels et Spirituels établissement par établissement.
C’est là qu’il avait fini par retrouver son père, alors qu’il s’était arrêté pour regarder la plus grande fumerie d’opium de Canton au nom évocateur de « Fabrique des Nuages », soumise à une gigantesque descente de police.
Lorsque la police opérait une descente dans l’un des établissements du quartier des Plaisirs Charnels et Spirituels, les mendiants et les passants se massaient volontiers devant l’entrée pour tourner leurs faces plus ou moins goguenardes vers le spectacle si rare de ces gens aisés - pour fumer, il faut un minimum d’argent ! - traités pour une fois comme des pauvres, les seuls, en général, à être malmenés par les miliciens…
L’établissement en question avait été investi par une foule d’hommes en uniforme qui vociféraient et brandissaient de longs bâtons. Une fois à l’intérieur, ils s’étaient mis à cogner comme des brutes sur les corps momifiés des fumeurs qui n’arrivaient pas à se redresser. Pendant de longues minutes, l’enfant avait entendu le bruit des bâtons sur les bras et les crânes. Un peu plus tard, sous la conduite de leur capitaine, un homme habillé en bleu nuit et qui portait le brassard rouge de la milice municipale, une vingtaine de fumeurs en avaient été extraits manu militari et enchaînés les uns aux autres. Penauds, ils tenaient contre leur poitrine, comme pour se protéger, leurs oreillers de terre cuite dont le fond percé permet de ranger son argent sans risquer d’être volé lorsque l’esprit se perd dans l’opium. Les gens s’assemblaient et la rue était peu à peu devenue foule.
Hurlant ordres et contrordres, les sbires avaient aligné leurs proies pantelantes et à demi conscientes le long de la façade de la fumerie avant de faire reculer la foule de plusieurs mètres. La plupart des fumeurs, surpris en plein envol, semblaient ignorer ce qui leur arrivait.
Un opiomane, ne sort pas de ses rêves sur commande. Il lui faut de longues heures pour émerger de son cachot psychique.
— Interdiction à tous de communiquer avec quiconque. Quant à celui-là, à présent qu’on le tient, il faut le mettre de côté et surtout ne pas le laisser s’échapper. Il est déjà promis aux Dix Mille Couteaux… avait lâché le capitaine sur un ton péremptoire en
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