La guerre de l'opium
? s’écrie sèchement la grand-mère.
— Je suis sûr que les carpes de papa ont faim ! Elles n’ont pas mangé depuis trois jours ! gémit l’enfant qui redouble d’efforts pour ne pas vendre la mèche. Si je ne les nourris pas, elles vont mourir et papa sera fâché…
Sa mère et sa grand-mère ne le regardent plus.
À compter de cet instant, l’enfant comprend que la perte de son père l’a laissé seul au monde et qu’il ne peut compter que sur lui-même.
Soudain, dans le bassin aux carpes, des gouttes de la taille d’un œuf de caille se mettent à tomber des gros nuages qui se sont empilés les uns sur les autres au cours de la nuit. L’eau des poissons bouillonne comme si elle était dans un chaudron placé sur un feu. L’enfant, dont le visage est inondé par un mélange de larmes et d’eau de pluie, court s’appuyer à la margelle du bassin. Aussitôt, d’un coup de queue énergique, les carpes, qui sont des poissons aussi voraces que des cochons, remontent, leurs gueules ouvertes affleurant à la surface.
À voix basse, il leur parle.
— C’est moi qui vais vous donner à manger, notre père a rejoint les montagnes de l’au-delà où habite la princesse des Nuages Azurés…
Refoulant ses sanglots, il va chercher dans la remise située au fond du jardinet le bol de fer destiné à nourrir les poissons. Il a souvent entendu son père, qui était du genre indépendant, pour ne pas dire rebelle, plaisanter sur ces lettrés - un peu minables selon lui - qui recherchaient le « bol à riz en fer {5} », ainsi qu’on désignait alors l’emploi stable du fonctionnaire recruté sur concours.
Puis il entend un terrible brouhaha fait de cliquetis d’armes qui heurtent leurs étuis et de pas lourds chaussés de bottes qui martèlent durement le parquet de la salle commune de la maison de son père.
Tendant le cou, il aperçoit avec effroi le capitaine des policiers qui a arrêté son père à la fumerie.
— C’est bien ici qu’habitait le dénommé Bouquet de Poils Céleste ? demande, de sa voix inimitable, aigre, arrogante, l’homme vêtu de bleu et au brassard rouge qui vient de faire irruption, rempli de haine, chez La Pierre de Lune.
Étant donné qu’il a parlé au passé, la grand-mère, accablée, vient de comprendre qu’elle ne reverra plus jamais son fils. Du coup, elle perd connaissance et s’affale sur sa chaise.
— Oui, c’est bien ici… lâche son épouse d’une voix tremblante.
— Nous cherchons le dénommé La Pierre de Lune… Où se trouve-t-il ?
Pour monter sur la toiture de la remise, il suffit d’un bon rétablissement, à condition de monter sur la table de jardin que son père a l’habitude de ranger sous l’auvent, puis de faire trois enjambées.
Heureusement, les toits de son quartier, l’enfant les connaît comme sa poche.
Combien de fois les a-t-il parcourus avec Liu et Zhang, d’une courbure à l’autre de leurs majestueuses ailes, à rêver qu’il allait être emporté par elles, d’un seul coup, à l’autre bout du monde… là où, comme l’évoquent les grands maîtres dont il a déjà eu l’occasion de calligraphier les poèmes, la mer se confond avec le ciel et ses nuages !
Combien de fois s’est-il installé à califourchon sur leurs arêtes recourbées en « queue d’hirondelle », en imaginant qu’elles se transformeraient en machines volantes capables de l’emporter sur le Toit du Monde !
La Pierre de Lune lève les bras et pousse sur ses jambes : ça y est, devant lui, le fouillis des toits des maisons du quartier des Calligraphes s’étend à perte de vue, un océan de tuiles vernissées. Ces tuiles sur lesquelles l’enfant traqué par la police saute comme un oiseau, il veut croire qu’elles sont à la fois l’épine dorsale, les écailles, les anneaux et les pattes crochues du Grand Dragon de l’Ouest sur lequel il compte bien s’envoler vers les îles Immortelles…
— Là-bas ! s’exclame à l’unisson le chœur des femmes, terrorisées.
D’un seul geste, elles désignent le bassin aux carpes.
Illico, le capitaine des policiers se rue dans le jardinet, où il ne trouve personne. Courroucé, il revient à l’intérieur.
— Il n’y a personne ! Si je voulais, je pourrais vous faire embarquer pour faux témoignage ! tonne-t-il tandis que les trois femmes, se jetant à ses pieds, éplorées, lui jurent leurs grands dieux qu’elles ne lui
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