La guerre de l'opium
enfermer les Souffles et les Vents, ces fluides éthérés. Régénérés par le Grand Rituel, ils sont inépuisables.
Il suffit d’être conscient. Il suffit de le vouloir.
*
* *
Un peu plus tard, à Saint-Pétersbourg, tandis que la nuit va bientôt tomber sur la ville, la femme de la Neva est de retour dans son palais.
Les domestiques, qui l’adorent, l’y attendent inquiets de son état, dans la crainte de la voir effondrée. Conformément à son souhait, ils ont déjà allumé une à une les bougies de la centaine de chandeliers en verre de Murano qui éclairent les salons et les chambres.
Pourtant, ce soir, deuil oblige, aucun invité ne se pressera autour d’elle. Aucun homme ne viendra lui faire un brin de cour en levant les yeux au ciel devant l’état pitoyable d’Alexandre Ivanovitch après deux petits verres de vodka. Elle sera seule mais, comme elle a toujours détesté l’obscurité - le noir fait resurgir des souvenirs trop douloureux -, le palais Morossov restera, comme chaque nuit, illuminé de la cave au grenier tel un écrin pour un inestimable joyau. Elle s’étend sur les draps de soie de son lit. Elle est apaisée. Et même, pas loin de l’euphorie. Tout à l’heure, en marchant le long de la Neva alors qu’elle regagnait sa demeure, elle a décidé qu’elle retournerait là-bas sans tarder.
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* *
Le jour ne va pas tarder à se lever sur Canton et l’enfant est rentré chez lui. N’ayant aucune envie de voir les « femmes », il a préféré dormir à la belle étoile.
Il a traversé toute la ville sans se retourner, presque sans la voir. De part et d’autre de ses tempes défilent les façades. Il a enjambé, pour la première fois sans y prêter attention, le lot habituel de corps morts d’hommes et de femmes de tout âge, mais aussi de nouveau-nés, poussés vers les recoins parce qu’ils encombrent les rues, avant que les bonzes ne viennent les ramasser au lever du soleil pour les faire brûler. D’habitude, dès qu’il aperçoit un cadavre dans la boue ou dans la poussière, il éprouve un haut-le-cœur et s’en détourne le plus loin possible.
À la maison, il n’attend rien des « femmes », si ce n’est qu’elles cessent de le réprimander pour cause d’absence non prévue. Elles ne lui ont jamais manifesté de sentiments particuliers. Il ne se souvient pas que sa mère l’ait pris une seule fois sur ses genoux. Sa petite enfance est un trou noir. Les réprimandes et les calottes sur la nuque viennent toujours de la grand-mère.
Il ne s’est pas trompé. Accueil glacial et regard en coin de l’aïeule, dont le nombre de rides pourrait être corrélé à son degré de méchanceté. C’est toujours elle qui s’exprime en premier :
— Où étais-tu, La Pierre de Lune ? Tu ne crois pas que nous sommes assez inquiètes face à l’absence de Bouquet de Poils Céleste ?
Quant à sa mère, murée dans un silence réprobateur, elle pleure doucement mais à chaudes larmes. La résignation a toujours été l’axe de sa conduite.
Les jumelles Jacinthe d’Eau Vive et Bouton de Rose Perle, postées près de la porte qui donne sur le jardinet de la maison, le dévisagent comme d’habitude d’un air presque narquois… Ces deux petites pestes n’ont jamais cessé de le houspiller.
Il ravale les sanglots qui lui montent à la gorge et la serrent dans un étau.
— Au quartier des Plaisirs Charnels, pardi. Avec Liu et Zhang…
La grand-mère, dressée sur ses pieds cassés telle une poule sur ses ergots, remet ça d’une voix aigre :
— Nous n’avons toujours aucune nouvelle de mon fils… Comme il me tarde qu’il revienne !
Il joue celui qui n’a rien entendu.
— Ne devrais-je pas aller nourrir les carpes ? D’habitude, c’est père qui s’en charge ! Elles doivent avoir faim.
— Tu ne l’as jamais fait ! Tu en es incapable ! s’écrient à l’unisson les deux mijaurées.
— Les carpes doivent manger tous les jours. Papa s’en occupait si bien… Il disait qu’une carpe, ça peut vivre dix mille ans ! Il disait que l’empereur Yu le Grand était parvenu à dompter les eaux du fleuve Jaune grâce à une carpe gigantesque qui avait réussi à en remonter le cours jusqu’aux Portes du Dragon, insiste l’enfant.
— Tu parles au passé de mon fils, Bouquet de Poils Céleste, comme s’il n’allait jamais plus revenir ! N’as-tu pas honte, La Pierre de Lune
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