La guerre de l'opium
vieille Europe où il se contentait d’aller de capitale en capitale, de l’hôtel Continental de Vienne au Danieli de Venise, du Hassler de Rome au Savoy de Londres, et aux Ritz de Paris et de Bruxelles… Et puis, il était hors de question d’avouer à son époux qu’elle avait déjà eu un enfant avec un autre, alors qu’il était persuadé de l’avoir épousée vierge… Sans compter que si elle lui avait révélé l’identité de « l’autre », il l’eût prise à coup sûr pour une mythomane.
Il n’y avait d’autre issue possible que d’attendre la mort du vieux prince…
Voilà pourquoi la mort de son époux l’a libérée.
Sa vie avec Morossov lui apparaît comme une parenthèse nécessaire mais désormais définitivement refermée. Elle va pouvoir reprendre le fil des événements.
Retrouver ce fils dont elle a perdu la trace depuis douze ans…
Elle n’a jamais douté qu’elle finirait par le revoir et le serrer dans ses bras.
Elle est toujours sur le pont immense, où une brise froide vient picoter ses joues, face au vide au-dessus des eaux renaissantes… et elle n’a même pas peur, alors que, d’ordinaire, elle craint le vertige par-dessus tout.
C’est un signe. Un heureux présage. Elle se sent bien, malgré le froid qui augmente parce que le soleil, déjà, cède la place à cette mi-saison qui n’est pas encore une nuit blanche ni tout à fait nuit noire.
Au-dessous d’elle, les glaces bleutées du fleuve Neva se sont un peu plus liquéfiées sous l’effet du bouillonnant chaos liquide qui les use en les attaquant par-dessous.
La femme de la Neva se sent aussi forte que cette eau en train de renaître sous ses yeux, molécule après molécule…
Il y a si longtemps qu’elle l’attend, ce moment où elle pourra serrer son enfant contre son cœur et lui dire enfin la vérité…
*
* *
Au même instant, dans une vaste maison des beaux quartiers de Canton, sous le dais fleuri orné de la figure des Trois Souffles Primordiaux, le prêtre accomplit le geste par lequel il commence le Rituel des Trois Purs avant d’entonner d’une voix forte :
— Rectifie ton corps, unifie ta vision, et l’harmonie naturelle viendra à toi ! Ramasse ton savoir, unifie ton comportement, et les dieux viendront t’habiter ! Alors la Vertu sera ta beauté et le Tao ta demeure ! Et bête comme le chiot qui vient de naître, tu ne chercheras même pas à savoir pourquoi ! Et ce sera bien mieux ainsi !
Tandis que, dans la salle obscure dont toutes les ouvertures ont été soigneusement calfeutrées, le brûle-parfum exhale la fumée de l’encens, chacun se tait, médite et boit les paroles de l’officiant.
— Et ce sera bien mieux ainsi, ô Très Grand Maître des Échanges Cosmiques ! répète en chœur l’assistance.
Sur la Table d’Or recouverte d’une nappe brodée des figures de l’émissaire de l’encens, du messager chevauchant le dragon et du garçonnet qui garde l’Un, est posée l’Ineffable Coupe de Jade remplie à ras bord de pilules de longue vie.
Avant de repartir vers la vie banale, chaque participant au cérémonial avalera ce concentré de « sueur de pierre » qui permet à celui qui l’ingurgite de gagner Dix Mille Ans de vie.
— Puisse le Vieux Sage nous aider à puiser en nous-mêmes suffisamment d’énergie pour chasser les envahisseurs de notre beau pays du Centre ! poursuit le prêtre de sa voix caverneuse.
Alors, les hommes présents, vieux et jeunes, riches et pauvres, qui ont au cœur la même haine irrémédiable, se mettent à hurler d’une seule voix :
— À mort ! À mort ! Mort à ceux qui souillent la pureté du pays du Centre !
Tous, ils ont soif de liberté et d’indépendance pour la nation dont ils sont les fils. Ils croient dans celle-ci. Tous, ils sont conscients de la valeur de son pauvre peuple martyrisé. Tous, ils haïssent ceux qui ont permis que la Chine, ce beau navire naguère si grand, soit à présent une pauvre jonque ballottée au gré des vagues, que ce pays aux traditions millénaires qui a pour nom le « Milieu du Monde {4} » soit ravalé désormais au rang de nation de seconde zone, de prostituée offrant ses plaisirs pour quelques piécettes de bronze au premier client venu…
Jamais ces hommes ne se résigneront : ils ont pris conscience qu’il est possible, quand on le veut, de sculpter le destin de leur pays.
Le Tao est leur voie. Nul ne peut
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