La guerre de l'opium
bailleur, affolé, l’avait découvert inanimé. Le général déchu était allé chercher un médecin qui, sans même prendre le temps de l’examiner, lui avait déclaré d’une voix douce et sur un ton sentencieux :
— Vous êtes bien trop jeune pour vous laisser tenter par la « boue noire ». Tous les nez longs qui y goûtent y épuisent leurs énergies !
— On ne m’y reprendra plus, vous pouvez m’en croire. L’opium, c’est fini pour moi !
Depuis sa mésaventure, il s’était juré qu’il ne toucherait plus jamais à ces boules de gomme noirâtre…
— Mais il faudrait lui donner au moins un remède… avait insisté l’ancien général.
Le praticien s’était exécuté et lui avait fait ingurgiter une mixture de sa composition, destinée à dissoudre les humeurs de la « boue noire ». Le lendemain, après une nuit où il avait perdu des litres de sueur, son propriétaire, après lui avoir tendu un bol de riz nature, lui avait dit d’une voix douce :
— Allez donc à Suzhou… C’est la ville des écrivains et des poètes. La contemplation de ses jardins vous lavera l’esprit…
L’exhortation était pour le moins surprenante, de la part d’un ancien soldat, ce qui n’avait pas empêché Antoine de la suivre sans hésiter, Freitas lui ayant déjà vanté les mérites de la « ville aux mille canaux et aux cent jardins ».
Trois jours plus tard, après s’être requinqué, il avait mis le cap sur cette ville située à deux jours de carriole de Shanghai et qui était devenue dès le début du XIVe siècle le premier centre de production de la soie en Chine. Comme tous les voyageurs qui découvrent cet extraordinaire lieu de villégiature pour la première fois, Antoine Vuibert avait été ébloui par la beauté architecturale et par l’urbanisme harmonieux de la ville.
Dans le Jardin de la Vague Déferlante, les formes élégantes du Pavillon de la Vague Bleue, construit trois siècles plus tôt, sous la dynastie des Ming, par le célèbre lettré Su Zimei, s’accordaient à la perfection avec les saules et les prunus que le poète avait plantés un à un. Cette recherche de l’harmonie entre les plantes, les rocailles et les plans d’eau atteignait un sommet avec le Clos du Maître des Filets dont les visiteurs, parfois émus aux larmes, ressortaient enchantés. Aménagé par un mandarin qui avait abandonné ses hautes fonctions pour s’adonner à la pêche, cet espace minuscule, dont les murs savamment disposés ménageaient d’incroyables surprises au promeneur grâce à leurs larges trouées circulaires, semblait ne pas avoir de limites. Les pleins y répondaient parfaitement aux vides, de même que les creux aux bosses et les lignes droites aux courbes. Il est vrai que son inventeur avait su reconstituer avec minutie des paysages miniatures plus vrais que nature en jouant sur la juxtaposition des arbres nains et des rocailles mousseuses au bord d’étangs de la taille d’une bassine où surnageaient des nénuphars pas plus grands que des ailes de papillon.
En sortant du vaste jardin Liu, il s’était rendu au temple taoïste du Mystère. Fondé au IIIe siècle sous la dynastie des Jin, c’est encore le plus grand sanctuaire de la province du Jiangsu dédié à cette religion. Dans la salle aux soixante colonnes du Pavillon Sanqing, il avait assisté à un rituel de longévité. Fasciné, il avait observé le prêtre pratiquer la Boxe du Grand Faîte AT , une danse faite de gestes infiniment lents qui visent à assouplir le corps pour mettre ses souffles en harmonie avec la nature et où l’on mime avec des postures stéréotypées les Cinq Animaux que sont le tigre, le singe, le cerf, l’ours et le hibou. À l’issue de la cérémonie, l’officiant, sur la chasuble écarlate duquel brillaient les sept étoiles principales de la Grande Ourse ainsi que les trois astres de la constellation du Dais Fleuri, avait invité chacun à se retirer dans la « Chambre Pure », c’est-à-dire le monde du silence, celui dans lequel il est possible d’acquérir le Tao par la seule méditation.
Antoine avait été marqué par cet officiant qui paraissait venu d’un autre monde et d’un autre âge, et gardait précieusement en mémoire les mots obscurs que cet homme au regard lointain et impassible avait prononcés d’une voix douce au-dessus des nuques de ses fidèles prosternés devant lui.
— Par la lumière blanche, éclairer toutes
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