La guerre de l'opium
l’entendiez vociférer ! précisa sa gouvernante.
— Voulez-vous que j’aille voir ? proposa alors Barbara.
La pauvre femme eût fini lacérée si les yeux de Bambridge, qui lançaient des éclairs, avaient été des couteaux.
Le pasteur baptiste répondit sèchement.
— C’est parfaitement inutile !
— Il vient sûrement demander un secours pour sa famille… Ils sont tous pareils, ceux qui veulent forcer la porte de cette maison ! ajouta la voix aigre de Mélanie.
Barbara s’essuya les mains à son tablier. Égale à elle-même, c’est-à-dire en avocate intransigeante de la défense des gens dans le besoin, elle tenta de fléchir le pasteur.
— Mon révérend, il ne faut pas décevoir ces pauvres gens… Il y a tellement de misère dans ce fichu pays…
— L’Angleterre n’y est pas pour rien, contrairement à l’Amérique ! lui lança le baptiste d’un ton sévère.
— Vous n’ignorez pas mon opinion sur le sujet ! Si cela ne tenait qu’à moi, je vous supplie de croire que mes compatriotes cesseraient de considérer ce pays comme un vulgaire marché ou une gigantesque fumerie d’opium !
— Facile à dire ! marmonna le pasteur dans sa barbe.
— Vous ne me connaissez pas, mon révérend ! Si j’étais à Londres, je me répandrais dans les journaux pour dénoncer le scandale. J’expliquerais que la Chine n’est pas seulement un marché pour les produits importés ! Mon pauvre Brandon aura payé cher sa faute de ne pas l’avoir compris plus tôt… poursuivit la mère de Laura dont le visage était à présent inondé de larmes.
Depuis le départ de son époux, les nerfs de Barbara étaient à fleur de peau, si bien qu’elle était capable d’éclater en sanglots pour un oui ou pour un non.
L’irruption dans la salle commune d’un homme qui vociférait et agitait les bras dans tous les sens mit un terme à leur dialogue quelque peu surréaliste.
L’homme était grand, plutôt maigre, quoique d’une carrure impressionnante, et à la peau sombre. Au fond de ses orbites qui creusaient profondément un visage déjà osseux, ses yeux brillants, légèrement injectés de sang, trahissaient un grand remue-ménage intérieur. Hirsute et dépourvu de natte, habillé d’un costume élimé de coupe occidentale, il ne semblait guère gêné par le poids de l’énorme besace accrochée à son épaule.
— Au nom du Christ, je vous remercie de m’avoir autorisé à forcer la porte de votre demeure ! Je me présente : mon nom est Hong Xiuquan ! hurla l’inconnu d’une drôle de voix haut perchée.
Il s’exprimait en cantonais, lentement mais avec un fort accent mandarin, ce qui rendait ses propos facilement accessibles à Roberts.
— Bonjour, Hong Xiuquan ! fit ce dernier, qui cachait mal son agacement.
— Vous ne me reconnaissez pas ? miaula Hong.
Issachar Jacox Roberts eût été bien incapable de lui répondre par l’affirmative, l’unique lampe à pétrole suspendue à la poutre n’éclairant que le centre de la longue table, ce qui, par contraste, laissait le reste de la pièce dans le noir.
— On s’est déjà vus devant la porte du Grand Jardin Céleste. Vous y prêchiez la Divine Parole du Christ… précisa l’étrange visiteur en se penchant vers le baptiste pour lui tendre la main, ce qui le fit entrer brusquement dans le faisceau de lumière.
— Je me rappelle ! J’ai même le souvenir de t’avoir donné un de mes opuscules. C’était il y a trois mois environ… lâcha, d’une voix lasse, l’Américain.
Le visage de Hong était sculpté comme celui d’un ascète, au burin, ce qui rendait son regard bizarre encore plus inquiétant. Ses yeux injectés de sang firent le tour de la pièce puis il s’écria :
— Ce Dieu Tout-Puissant, eh bien, il m’a guéri !
Triomphant, l’homme hirsute brandit une brochure où figurait une apothéose de Dieu représenté en vieil homme pourvu d’une longue barbe blanche assis sur un trône entouré par des anges qui jouaient de la trompette.
— J’en suis heureux pour toi. Mais c’est surtout ta foi en Jésus qui t’a guéri. La foi, Hong Xiuquan, c’est ce qui permet de déplacer des montagnes. De guérir les maux de l’âme et du corps… Comme l’écrit la sainte Bible ! lui répondit Issachar, plutôt flatté de constater que son apostolat, pour une fois, donnait des résultats tangibles.
Comme quoi, même quand
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