La guerre de l'opium
auraient menti pour rien au monde.
Sur les toits des maisons du quartier de l’écriture, La Pierre de Lune est un chat épris de liberté. Il repense à ce fameux matin où il a secrètement décousu les paupières des longs oiseaux des marécages - une grue et deux hérons - que les jumelles avaient exigé en guise de cadeau d’anniversaire. Le marchand d’oiseaux avait expliqué, au moment où il livrait à son père ces pauvres volatiles aveuglés, que c’était là le seul moyen de les empêcher de s’envoler. Il se souvient aussi du majestueux déploiement de leurs ailes et des cris de dépit de ses sœurs, lorsqu’elles les avaient vus disparaître derrière les toits.
C’était il y a six ans et il en avait sept… Ses sœurs, sa mère et sa grand-mère l’avaient maudit, tandis que son père lui glissait dans le creux de l’oreille qu’il avait bien fait.
Lorsqu’il était enfant, La Pierre de Lune ne supportait pas les entraves.
Seul son père avait compris son geste. Son père dont il se plaît à imaginer que les souffles désormais libérés des pesanteurs de l’enveloppe charnelle volent de montagne en montagne et, qui sait ?, veillent sur le destin de son fils…
Et sans se douter le moins du monde qu’il vient d’échapper à la mort, l’orphelin, à son tour, s’envole vers d’autres cieux.
3
Londres, Nickerbocker Club, 12 octobre 1845, 15 h 30
Lorsqu’il fît irruption dans la salle enfumée aux murs vert émeraude, une couleur qui faisait fureur depuis plusieurs années dans les clubs de Londres, l’homme à la haute silhouette recouverte d’un court manteau de tweed regarda alentour et ne mit pas longtemps à apercevoir celui qu’il cherchait. Il était sagement assis à sa place habituelle, parmi la vingtaine de tables autour desquelles jacassaient bruyamment, sous la discrète surveillance d’un serveur au regard d’aigle, la trentaine de joueurs de cartes présents ce jour-là au Nickerbocker Club.
— Ce voyage s’est-il bien passé, mon cher Arthur ? Je vous envie de pouvoir vivre ainsi, toujours une patte en l’air ! lança l’homme en tweed, tout en riant aux éclats, à celui qui l’attendait.
Puis l’homme à la taille élancée, qui s’appelait Nash Stocklett, fit virevolter sa redingote de pure laine écossaise qu’un majordome empressé rattrapa au vol avant de l’amener, avec toute la componction nécessaire, jusqu’au vestiaire tendu de velours rouge, comme s’il allait placer dans son écrin l’un des bijoux les plus précieux de la couronne d’Angleterre.
L’individu avec lequel Nash avait rendez-vous, et qui avait pour nom Arthur Homsley, après avoir replié à la hâte l’exemplaire du magazine Illustrated London News qui traînait sur la table, s’exclama :
— Vous m’enviez ? Si j’étais comme vous un homme riche, je me contenterais volontiers de vivre dans cette bonne ville de Londres… comme vous, mon cher Nash ! Vous prendrez bien une bière ?
À peine Nash avait-il acquiescé que le serveur se précipita, une chope remplie à ras bord de bière à la main.
— Alors… ce voyage ? insista Nash Stocklett en s’emparant du récipient dont le rebord dégoulinait à souhait de mousse.
Rangeant ses bésicles, Arthur Homsley se mit à caresser machinalement - un réflexe de gros buveur, ce qu’il était, hélas pour son foie - la poignée de sa chope en étain aux armes du Nickerbocker.
Sans ses lunettes, l’homme affichait, sous une tignasse enflammée et entre deux rouflaquettes un peu moins rousses, une face rubiconde à la peau aussi tendue et lisse que celle des pauvres porcs ébouillantés que les bouchers des quartiers chic exposaient complaisamment à leur clientèle comme gage de fraîcheur de leur viande.
À Nash, la faconde et la gestuelle débridée de ce gros rouquin d’Arthur faisaient inévitablement penser à celles de ces escogriffes plantés sur le seuil des maisons closes des ruelles de l’East End qui vantaient, gestes éloquents à l’appui, les mérites des créatures des deux sexes aux bourgeois puritains en goguette et en chapeau melon, lesquels avaient fait croire à leurs épouses qu’ils se rendaient à leur club habituel…
— Je hais les voyages et je n’ai pas votre chance ! Que diriez-vous si vous aviez le mal de mer et que vous soyez obligé de passer des nuits et des jours sur un bateau qui tangue tant que vous avez l’impression que
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