La guerre de l'opium
la campagne chinoise : la quiétude un peu assoupie des mornes plaines des environs de Shanghai, l’étrange animation des collines sculptées en rizières du Fujian où les hakka ont coutume de bâtir leurs étranges maisons fortes circulaires qui émergent de la brume au petit matin et, pour finir, l’irrépressible hystérie dont semblent être affectés les pics acérés et les crêtes dentelées de la montagne Wuyi, au pied de laquelle courent les eaux limpides et poissonneuses de la rivière des Neuf Méandres. Le Français avait été envoûté par le spectacle des montagnes après le lever du jour, lorsque les vapeurs matinales se dissolvent dans l’azur, au fur et à mesure qu’elles y sont aspirées. Leurs pentes rocheuses semblaient courir à la rencontre des moutonnements vaporeux des bambous situés en contrebas, qui paraissaient à leur tour monter bravement à l’assaut du ciel, tels deux troupeaux de chevaux galopant l’un vers l’autre pour ne plus faire qu’un… À l’enchantement de ces nuées vertes répondait celui de l’espace azuré, tandis que les cols, les vallées, les combes et les hautes plaines se succédaient au point de se chevaucher et, parfois même, de s’empiler comme dans les peintures chinoises…
Mais cette beauté naturelle n’était pas exempte de multiples et étonnants contrastes.
De fait, au cœur même de ces splendeurs boisées, végétales, minérales, aquatiques, aux couleurs infinies - sourdes par temps de brume, rutilantes au point de vous éclabousser lorsque le soleil brillait - et aux odeurs délicates, se nichait une immense misère humaine incarnée sous des formes diverses.
Petits propriétaires ruinés, ouvriers agricoles chassés de leurs minuscules lopins de terre, mandarins civils et officiers militaires qui ne percevaient plus leur solde : l’état de décomposition de la société chinoise, dont la spoliation de cette paysannerie par les riches war lords , les seigneurs de la guerre, était le ferment principal, étalait ses miasmes au grand jour. Des centaines de milliers de pauvres gens de tout âge erraient ainsi sur les routes à la recherche de nourriture. Pour ces déshérités qui n’avaient même pas de quoi se payer le bouillon de famine, la rapine et le banditisme étaient devenus l’unique moyen de survivre. Faute d’avoir été éliminées dès la naissance, des fillettes en haillons, beaucoup plus maigres que les garçons du même âge, mendiaient de la nourriture aux portes des villages où leurs parents les plaçaient, en espérant qu’elles seraient remarquées par un marchand d’esclaves ou un rabatteur de prostituées pour les bordels, ce qui leur éviterait de continuer à les nourrir. Dans ces campagnes lointaines où les gens vivaient très misérablement, tout, jusqu’aux excréments, était prétexte à monnayage. Il était courant de tomber sur des paysans qui vous barraient la route pour ne vous laisser passer que si vous alliez vider vos intestins dans la fosse d’aisance qualifiée pour la circonstance de « maisonnette précieuse » ou d’« inestimable cabinet »…
Partout, le bonheur de la nature semblait faire écho au malheur des hommes…
Le Français, qui aurait bien voulu ne garder de leur voyage que les images de beauté et de sérénité, restait perdu dans ses pensées, ce qui obligea Niggles à réitérer son propos pour le faire réagir.
— Sans… sans… l’aide précieuse de M. Niggles, je n’aurais pas été capable de faire le trajet ! répondit Antoine en bafouillant.
— Lorsqu’on prononce les noms de Jardine & Matheson, comme par miracle, toutes les portes s’ouvrent et tous les obstacles sautent les uns après les autres ! gloussa la grosse Anglaise que la flagornerie n’étouffait pas.
— Ma chère, il serait peut-être temps d’y aller… déclara alors Elliott dont l’imposante silhouette se dressa de son fauteuil.
Puis il ajouta, gonflé d’importance et avec des airs de conspirateur, en dirigeant son regard vers celui du marchand d’opium :
— Vous m’excuserez, Jack, mais cette fois, je ne pourrai pas vous accompagner chez cet antiquaire. Je dois corriger deux dépêches importantes pour le Foreign Office et le prochain bateau pour Hongkong part demain matin aux aurores !
— Pas de problème, mon cher Charles Everett. Les uns et les autres, nous sommes tous accablés par des obligations professionnelles incontournables !
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