La guerre de l'opium
s’écria Niggles sur le ton forcément enjoué qui sied aux conversations mondaines.
— Si vous saviez ce qu’ils sont peu nombreux, à Londres, à comprendre la situation chinoise… Alors, il me faut expliquer… réexpliquer… expliquer sans cesse jusqu’à la nausée ! soupira le consul en levant les yeux au ciel.
— Ceux qui passent leur vie dans les bureaux douillets ont toujours beaucoup de mal à saisir la subtilité des choses réelles… convint Niggles qui, à ce moment précis, pensait à Nash Stocklett ainsi qu’aux circulaires incompréhensibles dont le pointilleux chef comptable de la compagnie bombardait ses directeurs de filiales.
— Rosy, je vous confie nos amis… conclut le diplomate en quittant ses visiteurs.
— Vous avez l’air ailleurs, mon cher… dit Niggles, qui veillait au grain, à Antoine Vuibert, lequel n’avait pas quitté des yeux Laura depuis qu’elle était entrée dans la pièce.
Légèrement crispé, le marchand d’opium était bien décidé à ne pas laisser son protégé baby face tomber sous le charme de cette jeune Anglaise à l’allure romantique.
— Manque de sommeil, monsieur Niggles… Vous savez, avec cette chaleur, je dors mal… bredouilla le Français.
— Nous passerons par le fond du parc ! Ainsi, nous éviterons cette horrible foule qui stationne devant la porte et nous barre le passage toute la sainte journée ! Avec Charles Everett, nous nous demandons quand la police daignera venir nous débarrasser de ces gueux qui nous gâchent la vue ! s’exclama Rosy Elliott comme si elle parlait d’un tas d’ordures.
Laura jeta un regard consterné à La Pierre de Lune qui lui répondit par un sourire entendu. À cet instant précis, elle regrettait d’être anglaise et eût donné très cher pour planter là cette grosse femme qui faisait honte à son pays.
*
* *
Ils quittèrent le consulat par la porte du fond du jardin et contournèrent l’attroupement des gueux qui ne cessait de grossir devant son entrée principale. Les soldats avaient le plus grand mal à contenir la poussée d’une populace de plus en plus échauffée où certains, poing levé, n’hésitaient plus à hurler des slogans ouvertement anglophobes. Laura pouvait constater à quel point la révolte grondait chez ces hommes hâves et hirsutes, qui n’avaient manifestement plus rien à perdre. Comme si de rien n’était, indifférente à cette foule désespérée, la femme du consul prit la tête de leur petit cortège.
— La Pierre de Lune, pouvez-vous venir ? s’écria-t-elle, impériale, en faisant à l’intéressé un signe énergique.
— Cette femme est vraiment atroce ! eut le temps de souffler la fille de Barbara à son jeune amant.
— J’avais peur que vous nous ayez faussé compagnie ! Votre présence m’est indispensable… Cet antiquaire ne parle pas un mot d’anglais ! lui lança la femme du consul.
— Vous pouvez compter sur moi, madame Elliott…
— Donnez-moi donc la main ! Ces rues sont toujours aussi épouvantables ! s’écria-t-elle, agacée, en s’apercevant qu’elle venait de poser son pied gauche dans une flaque de boue qui barrait la rue.
Il s’exécuta et, au prix de mille efforts, tel le cornac essayant de faire traverser un gué à son éléphant, l’aida à franchir l’obstacle sans que son contenu peu ragoûtant laissât trop de traces sur le bas de la robe de l’intéressée… Bien qu’elle n’eût pas daigné le remercier, il jugea que c’était le moment opportun de lui parler.
— Madame Elliott…
— Oui ?
Une autre plaque de fange s’annonçait et la grosse Anglaise lui tendit à nouveau le bras.
— Je dois vous demander de m’accorder une petite faveur…
— Dis toujours !
— Pourriez-vous m’appeler désormais Droit Devant ?
Il l’aida à poser le pied sur une grosse pierre puis à effectuer un petit saut pour éviter de mettre l’autre pied dans la gadoue.
— La Pierre de Lune, c’est pourtant bien plus joli que Droit Devant…
— Droit Devant est mon nom de famille. La Pierre de Lune est un surnom dont j’ai découvert il y a peu qu’il était fort mal vu par les antiquaires.
— Je l’ignorais aussi.
— C’est ainsi qu’ils désignent un objet sans valeur qu’ils ont acheté trop cher ! S’ils entendent cette expression, cela risque de compromettre une bonne négociation… Aussi, madame
Weitere Kostenlose Bücher