La guerre de l'opium
répondre favorablement. De plus, et c’était bien là l’un des nœuds du problème, contrairement à celle de l’indigo, la Compagnie ne maîtrisait pas la production de pavot, qui était cultivé par des centaines de milliers de paysans pauvres auxquels il fallait individuellement acheter leurs récoltes, ce qui était peu pratique et ne favorisait pas un prix bas. Enfin, last but not least , improviser n’était pas vraiment le genre de la vénérable maison dont les dirigeants se croyaient infaillibles. Les conditions étaient donc réunies pour que des aventuriers comme Jardine et Matheson tirassent les marrons du feu en faisant irruption sur un marché où ils n’étaient attendus par personne.
Le jeune Matheson n’avait pas manqué cette occasion unique de damer le pion à cette vieille dame du commerce anglo-chinois. Après avoir cassé sa tirelire en vue de l’affrètement d’un bateau pour Canton, il en avait bourré la cale de caisses d’opium de 65 kg. Une fois celle-ci remplie et ayant constaté que le navire tenait bon, il s’était même débrouillé pour entasser d’autres caisses sur le pont en les faisant attacher aux mâts par des cordages de jute. Le vaisseau était si rempli que le niveau de l’eau était monté à moins de deux mètres de celui du pont. Il s’en était fallu de peu qu’il coulât, suite à une tempête qu’il avait essuyée deux jours avant d’arriver en vue des côtes chinoises, mais, comme il y a sûrement un Dieu pour les forbans aventuriers, capables de tout risquer sur un seul coup de dés, le vaisseau était arrivé à bon port.
En moins de cinq ans, la jeune firme de ces deux flibustiers des affaires détenait déjà plus de la moitié du commerce de l’opium. À partir de 1834, l’abolition du monopole commercial de l’East India Company leur avait donné un sacré coup de fouet. Outre l’extrait de pavot, Jardine & Matheson importait désormais en Chine toutes sortes de biens, depuis les bouchons en liège du Portugal jusqu’aux pièces d’artillerie fabriquées dans les usines hollandaises ou allemandes.
Vu la progression constante du chiffre d’affaires de la firme et la complexité de ses activités, la cinquantaine de commis aux finances et aux comptes qui avaient la charge, sous la houlette de Stocklett, de tenir les inventaires, d’assurer les paiements et de percevoir les recettes, était à peine suffisante pour traiter l’énorme masse de documents que les capitaines des navires apportaient périodiquement au siège dans de grosses malles de cuir gravées en lettres d’or aux initiales des deux fondateurs.
Cela faisait douze ans que Nash Stocklett était entré chez Jardine & Matheson, en tant que simple commis aux écritures comptables. Il avait successivement gravi tous les échelons du service de comptabilité jusqu’à en devenir le chef, un poste éminemment stratégique qu’il occupait depuis trois ans.
Comme les autres cadres dirigeants de Jardine & Matheson, les activités de Stocklett faisaient l’objet, juste après la clôture du bilan comptable de la société, d’une évaluation annuelle qui pouvait donner lieu à l’octroi du fameux bonus au sujet duquel Homsley l’avait interrogé.
Le prix de vente de l’opium ne cessant d’augmenter, les bénéfices de Jardine & Matheson avaient plus que triplé en un an, ce qui était également le cas du bonus dont Nash avait été gratifié, sachant que l’année précédente il avait touché 150 livres. Le chef comptable trouvait ses actionnaires parfaitement fair-play, même si, compte tenu de sa connaissance intime de la réalité du compte d’exploitation de l’entreprise dont la marge bénéficiaire - qui dépassait cinquante pour cent du chiffre d’affaires - était plus que confortable, il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était la moindre des choses.
— Ils m’ont moins bien servi que je ne l’espérais… répondit Nash à Arthur, avec cet instinct paysan qui consiste à ne jamais donner de chiffres trop précis à autrui concernant ses propres affaires, surtout lorsqu’elles sont bonnes.
Il faut dire que depuis quelques semaines, Stocklett réfléchissait au placement de ses 500 livres, qui représentaient une coquette somme.
Il avait l’embarras du choix, de l’appartement de rapport aux trois ou quatre hectares de forêt de bois de chauffage, en passant - hypothèse d’école compte tenu de son peu de goût pour la peinture - par
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