La guerre de l'opium
n’avait pas fermé l’œil, tuant le temps en comptant les hurlements des chiens errants à la recherche de nourriture et contraints de se battre entre eux jusqu’à la mort pour avaler les bouts d’os de poulet ou de porc que les mendiants affamés aux abords des gargotes n’avaient pas réussi à mastiquer.
Son âme était à la peine. Ce « paradis » auquel elle n’avait jamais vraiment cru avant qu’il ne s’imposât à elle, depuis qu’elle avait rencontré son amant, s’était évanoui aussi vite qu’il était arrivé. Elle avait mal partout, comme si son corps meurtri venait de retomber lourdement sur terre après quelques heures de vol dans l’euphorie de la haute altitude. Jamais la fragilité du bonheur ne lui était apparue aussi évidente. Elle avait l’impression d’être passée sans transition de la vie au tombeau.
Elle se leva avec lassitude, fit quelques pas vers la fenêtre et souleva deux lattes de la persienne. Le jour pointait, transformant la Rivière des Perles en une langue argentée. Elle recula et s’affala sur une chaise. Sa tête lui tournait et elle avait terriblement envie de vomir. L’angoisse était trop forte, depuis ce fameux soir où elle avait abandonné le père de son enfant sur le Dragon Rouge.
Avec Niggles, ils n’avaient pas eu à ramer comme des forcenés pour atteindre le village où ils avaient échoué : le courant puissant de la Rivière des Perles les y avait transportés à une vitesse hallucinante. Jamais elle n’oublierait ces terribles instants où, n’arrivant pas à envisager la vie sans La Pierre de Lune, elle avait appelé cette mort pendant que leur barque était emportée dans des tourbillons. Cent fois, elle avait vu la mort en face. Cent fois, elle avait cru mourir déchiquetée par les poissons aux dents acérées. Cent fois, elle avait espéré la délivrance. Mais suite à un choc aussi violent que soudain, leur barque ayant violemment heurté un banc de sable, elle avait été projetée dans les airs et s’était retrouvée recroquevillée sur la grève chaude et humide de la Rivière des Perles.
Elle prenait le fait que la mort n’avait pas voulu d’elle comme un signe du destin. Elle avait désormais l’obligation de vivre, de laisser grandir en elle cet enfant qui naîtrait dans quelques petits mois… autant dire demain…
Continuer à cacher à sa mère qu’elle était enceinte de La Pierre de Lune n’avait guère de sens, d’autant que, de jour en jour, son ventre s’arrondissait et qu’elle en était déjà à ressentir les minuscules secousses du fœtus. Peu lui importait, d’ailleurs, la réaction de sa mère. La tragédie que vivait la jeune fille avait eu un effet libérateur sur ses préventions. Elle était prête à assumer toutes les conséquences de ses aveux, eussent-ils provoqué la rupture. Soucieuse d’y mettre les formes, Laura avait toutefois soigneusement choisi les mots qu’elle comptait employer. Au moment où la semence de son amant avait pris racine en elle, elle avait éprouvé une immense joie et un sentiment de totale plénitude. Pour un peu, elle se fût sentie invincible et comme renforcée par l’énergie de La Pierre de Lune qui s’était ainsi déversée à l’intérieur de son corps. Mais à présent qu’il n’était plus là, le poids de cette grossesse cachée devenait plus insupportable à mesure que les jours passaient. Il était temps de sortir du non-dit.
Les cris stridents de son frère la sortirent de sa torpeur. Cela faisait plusieurs jours que l’agitation de Joe était à son comble. À croire que le jeune trisomique s’était aperçu que quelque chose n’allait pas chez sa sœur.
Inquiète, elle se rua dans sa chambre.
Joe était au pied de son lit, recroquevillé à même le sol. Elle se pencha au-dessus de lui et constata qu’il avait la bouche tordue et qu’il bavait abondamment. Ses yeux exorbités et craintifs la fixaient sans la voir. Il avait l’air de souffrir le martyre. Elle s’assit à côté de lui et, au prix de mille efforts, elle le fît rouler sur ses genoux pour le prendre dans ses bras comme un bébé. Le corps de Joe était lourd comme du plomb. Depuis leur arrivée en Chine, il avait dû prendre dix kilos mais son visage, loin d’avoir changé, le faisait encore plus ressembler à un Chinois du Nord à la peau claire.
— Joe, calme-toi, je suis là… lui souffla-t-elle avec douceur en lui caressant le front.
C’est alors
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