La guerre de l'opium
l’Église baptiste de Canton, il avala son assiette de poisson en silence et se leva avant de quitter la table, suivi de Bambridge, qui jubilait intérieurement lorsqu’elle décocha, au passage, un regard assassin à sa rivale honnie.
Dès qu’ils furent seuls, Laura interpella sa mère.
— Maman ?
— Oui, ma chérie ?
— Maman, tu as l’air très fatiguée… Je suis inquiète pour toi !
Barbara, stupéfaite, regarda sa fille comme s’il se fût agi d’une étrangère. L’inversion de leurs rapports - c’était la première fois qu’elle entendait sa fille porter un jugement sur elle - la laissait abasourdie.
— Tu parles sérieusement ? fit-elle dans un souffle.
— Oui, maman. Tu devrais songer à repartir à Londres. D’ailleurs, Joe réclame papa !
— Ne dis pas de bêtises. Joe est incapable d’exprimer le moindre désir !
— Faux ! Archifaux. Pas vrai, Joe ?
L’enfant trisomique, qui jouait à présent avec son rond de serviette, ne semblait faire aucun cas de la déclaration de sa grande sœur.
— Ma chérie, je crois que c’est toi qui as besoin de repos ! lâcha Barbara avec une pointe d’agacement.
— Je t’affirme que Joe, pas plus tard que ce matin, a réclamé son père ! Je n’en revenais pas !
— Je n’ai même pas de quoi nous payer le billet de retour ! Ici, à part le consul Elliott, nous ne connaissons personne. Et je ne me vois pas aller demander de l’aide à un homme aussi épouvantable, surtout après ce qui s’est passé ! gémit l’épouse de Brandon.
— Nous pourrions trouver du travail le temps nécessaire pour nous payer le voyage de retour, maman ! s’écria Laura, soudain émue aux larmes à l’idée d’un départ vers l’Angleterre avec La Pierre de Lune.
Une telle issue eût comblé la jeune femme, qui s’imaginait déjà, marchant la main dans la main avec le père de son enfant dans Hyde Park… une hypothèse pour l’instant hautement improbable…
Quant à Barbara, haletante et nuageuse, elle se sentait prise de court et, pour ainsi dire, coincée dans un cul-de-sac qu’elle n’avait pas vu venir. Le destin de ses enfants étant indéfectiblement lié au sien, elle sentit monter en elle une angoisse irrépressible. L’espace d’un instant, l’idée qu’elle faisait fausse route lui traversa l’esprit. Elle n’y avait jamais songé mais, à présent, la petite graine du doute était bel et bien en train de germer. Était-ce un bon choix que de rester à Canton pour se consacrer à des œuvres charitables envers son prochain ? N’était-elle pas allée un peu vite en besogne, en obligeant ses enfants à la suivre dans une voie aussi éprouvante ? Elle s’efforça de chasser ses idées noires en se disant que Laura était trop jeune pour comprendre le bien-fondé de sa démarche et que le moment viendrait où elle lui saurait gré de l’avoir mise si jeune dans les divins pas de Jésus-Christ… Blême, elle bredouilla, en attendant, une réponse de circonstance :
— Je te promets d’y songer, ma petite Laura… Laisse-moi simplement réfléchir à tout cela à tête reposée, ma chérie… Sans compter qu’il faut aussi que nous en parlions, M. Roberts et moi.
— Maman, est-ce que tu restes mariée à papa ? lui demanda alors sa fille.
— Bien sûr que oui, ma chérie. Un mariage, ça se contracte devant Dieu. Tant que papa et moi serons vivants, nous resterons unis par le sacrement du mariage… conclut Barbara, complètement interloquée par l’offensive de sa fille.
Elle ramassa les assiettes et fila sans un mot de plus à la cuisine. C’est alors qu’on frappa à la porte du presbytère.
Laura se précipita pour aller ouvrir. Il n’était pas rare que de pauvres hères vinssent mendier un bol de riz ou une poignée de cacahuètes. Bambridge leur remettait la nourriture contre la promesse qu’ils liraient - ou se feraient lire - la brochure sur les mérites de la parole du Christ et les avantages qu’il y avait à s’y convertir.
Pour une fois, ce n’était pas un mendiant mais un jeune homme de type occidental, blond aux yeux bleus, qui se tenait sur le seuil et lui déclara :
— Je cherche Mme Barbara Clearstone, dans la rue on m’a expliqué qu’elle habitait ici, au presbytère, chez M. le pasteur Issachar Jacox Roberts… Mon nom est Bowles. John Bowles.
— Je suis Laura Clearstone. La fille de Barbara
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