La guerre de l'opium
n’ai pas de patron… Leurs désirs sont des ordres ; les réponses à leurs ordres ne souffrent pas la moindre attente…
— Cela étant, mes patrons ont aussi fait la preuve qu’à certains moments, ils étaient parfaitement capables de dominer… euh ! leurs pulsions…
— Leurs pulsions ?
— Oui… les femmes…
— Ben quoi, les femmes ? Les pieds bandés ? Il se dit partout que les Chinoises ont des pieds si minuscules qu’elles peuvent à peine marcher et qu’elles font ça pour satisfaire aux dégoûtantes pulsions de leurs maris !
— Vous n’y êtes pas du tout. Je veux parler de nos femmes. À Canton, lorsque MM. Jardine et Matheson y arrivèrent, la zone réservée aux « barbares étrangers » était strictement interdite à leurs femmes. En 1829, l’un des honorables directeurs de l’East India oublia cette règle et fît venir son épouse sur place, ce qui valut à l’« honorable compagnie » une protestation officielle du vice-roi de Canton, un haut mandarin représentant personnel de l’empereur de Chine… pouffa le chef comptable de Jardine & Matheson, que la bière avait mis en verve.
Arthur Homsley prit un air entendu.
— Je ne vais tout de même pas plaindre vos patrons. Comme tous les hommes riches, ils ont toutes les femmes de cette planète à leurs pieds !
Le serveur, toujours efficace, s’étant chargé de leur apporter deux chopes pleines à peine avaient-ils vidé les précédentes, les deux hommes trinquèrent de nouveau bruyamment.
— Il faut dire que mes patrons sont des hommes heureux depuis que la couronne britannique a pris le contrôle du port parfumé ! s’écria Nash Stocklett en hissant sa chope au niveau de celle de son compagnon.
Ce dernier hoqueta en étouffant un rot.
— Le port parfumé ?
— Oui, tel est le nom chinois de Hongkong, un endroit idéal, situé à quelques encablures des côtes chinoises, disposant de nombreuses criques permettant aux navires de mouiller en toute tranquillité… et bien plus sympathique - aux dires de mes mandants puisqu’ils sont bien trop radins pour me payer un voyage là-bas - que cet îlot sinistre au nord de Canton où les marchands étrangers sont parqués comme des bêtes.
— J’ignorais que la couronne britannique avait mis la main sur le « port parfumé »… pouffa Homsley.
Il y a quelques années, nous avons signé un accord avec les Chinois par lequel ils nous cèdent Hongkong N ! Belle revanche, ne trouvez-vous pas ?
— Belle revanche ? Mais de quoi me parlez-vous, mon cher ? laissa tomber, en ânonnant, le marchand de laine légèrement vexé d’être pris en flagrant délit d’ignorance.
— Mais sur la guerre de l’opium voyons ! Cette querelle avec la Chine qui débuta il y a un peu plus de trois ans… Chez Jardine & Matheson, on n’a pas honte de raconter la façon dont elle a commencé, un fameux mois d’avril 1839… fit Stocklett, tout en coinçant un cigare entre ses dents jaunies par l’abus de nicotine.
— Je ne suis pas un bon client pour les journaux, je voyage tout le temps. Et puis, si je ne m’abuse, c’est bien la première fois que vous me parlez réellement de votre travail, Nash ! lâcha Homsley, l’air pincé et qui semblait avoir retrouvé du poil de la bête.
— L’empereur Guangxu avait fini par s’apercevoir qu’il sortait de Chine plus d’argent qu’il n’en rentrait, à cause de l’opium. Selon les calculs de William Jardine - un homme de chiffres, je puis vous l’assurer-, entre 1820 et 1839, les Chinois avaient dépensé quelque cent millions d’onces d’argent en opium… Le prix de trois ou quatre marines de guerre !
— Rien que ça ? On peut comprendre qu’ils aient voulu mettre le holà à cette situation !
— Depuis l’Antiquité, les Chinois utilisent l’opium comme médicament. Ce furent les Portugais de Macao qui, les premiers, le leur firent fumer. Et, visiblement, ils y ont pris sacrément goût… On ne compte plus les fumeries dans toutes les grandes villes chinoises. Il paraît même qu’elles y occupent des rues entières…
— Vous en avez fumé, de l’opium, Nash ? interrogea Homsley, légèrement inquiet.
— Mais vous me prenez pour qui ? Chez Jardine & Matheson, tous les employés sont sensibilisés aux dangers de l’accoutumance à l’opium !
— Je vois… Faites ce que je dis et ne faites
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