La guerre de l'opium
après avoir dévalé l’escalier quatre à quatre, il remettait à Stocklett son parapluie, le portier du club s’étala de tout son long aux pieds de celui-ci.
— Merde ! Heuh… pardonnez mon français, monsieur ! murmura le portier tout en se redressant, avant de lisser du mieux qu’il pouvait son manteau froissé et passablement crotté.
— Je vous le pardonne volontiers ! lâcha alors le chef comptable de Jardine & Matheson au valet demeuré impavide malgré une violente douleur au dos et qui souleva pompeusement - comme il le devait à tout membre du club - son chapeau haut de forme couleur prune.
Puis Nash Stocklett, tout en tâchant d’éviter les flaques, se dirigea d’un pas pressé vers Regent’s Park dont il ne tarda pas à apercevoir, au-dessus du vert presque phosphorescent des pelouses soigneusement tondues, les feuilles des hêtres, des trembles et des marronniers, luisantes et dorées par les élancements de l’automne.
Bien qu’il se fût volontiers passé du rendez-vous qui l’attendait, Nash Stocklett ne pouvait s’empêcher de penser que Londres restait décidément la plus belle ville du monde.
4
Pékin, 12 octobre 1845
L’hiver frappait à la porte de Pékin, sous l’apparence trompeuse d’une bise venue des steppes qui, d’un côté, chassait du ciel tout nuage mais de l’autre, dressait contre les malheureux ayant pris le risque de mettre le nez dehors un mur assourdissant, une paroi glaciale, une gigantesque main animée par des forces d’une violence inouïe qui les empêchaient d’avancer, les repoussaient, voire les faisaient chuter au sol.
Dans la capitale mandchoue, les habitants avaient l’habitude des hivers rudes. Les riches se calfeutraient contre leurs poêles tandis que les pauvres n’arrivaient jamais à se réchauffer, accumulant les couches de vêtements et laissant traîner leurs doigts au-dessus des braises du feu de l’unique pièce où s’entassaient tous les membres de la famille.
Dans l’atmosphère d’étuve où baignait la petite salle basse de plafond du « Toi et Moi », une sorte de cabaret comme il avait commencé à s’en ouvrir depuis quelques mois à Pékin, les spectateurs en nage ne quittaient pas du regard le corps entièrement nu, souple comme une liane et blanc comme l’ivoire, de la divine Jasmin Éthéré.
Depuis un bon quart d’heure, cette belle contorsionniste se livrait à un numéro des plus coquins qui consistait notamment, face à ce public égrillard fasciné par sa souplesse, à écarter largement ses jambes, puis à les faire passer comme si de rien n’était de part et d’autre de son cou avant de soulever son torse avec la seule force de ses bras et d’effectuer un spectaculaire mouvement de balancier de l’avant vers l’arrière.
Son corps n’était plus compréhensible, ce qui le rendait encore plus envoûtant pour les hommes dans la force de l’âge qui composaient l’assistance. Les commissures des genoux servaient de casque à ses oreilles dont elle arrivait à caresser les lobes avec ses doigts de pied, tandis que ceux de ses mains étaient appuyés sur ses cuisses, ce qui avait pour effet d’écarter légèrement les lèvres roses de son sexe. Un long murmure de surprise et quelques raclements de gorge parcoururent les tables au-dessus desquelles soufflait déjà le vent de concupiscence.
Si Jasmin Éthéré eût été un nectar, les spectateurs qui se tortillaient sur leurs chaises, assoiffés de désir, en eussent bu des jarres entières.
Placé tout contre un énorme poêle à bois, un bel homme lorgnait sur la danseuse. Les spectateurs qui l’entouraient se comportaient avec lui de façon extraordinairement obséquieuse. L’homme en question, qui ne faisait pas ses quarante ans bien tassés, était vêtu d’un riche costume de brocart bleu de nuit où s’envolaient des oiseaux brodés au fil d’argent. C’était un prince de sang né à Nankin, un descendant de l’illustre famille des Tang Q , qui avait régné sur la Chine mille deux cents ans plus tôt. À ce titre, il comptait parmi les membres les plus éminents de la classe nobiliaire chinoise à s’être mis au service du pouvoir mongol. Pour diriger le pays qu’ils avaient envahi en 1644 après avoir vaincu le dernier empereur de la dynastie des Ming, les Mandchous, dont la plupart ne savaient pas lire le chinois classique et ignoraient tout de la façon de diriger l’administration du
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