La guerre de l'opium
surtout pas ce que je fais…
— Ma compagnie ne se contente pas de vendre de l’opium aux faces jaunes ! lui rétorqua Stocklett.
— Et elle leur vend quoi… des pianos par hasard ?
— Vous n’y êtes pas. Elle leur vend toutes sortes de produits manufacturés ici. Cela va des fusils aux ustensiles de cuisine ! s’écria Stocklett après avoir marqué un temps d’arrêt. Ainsi, quand ils nous feront la guerre, ce sera avec nos propres armes…
— Mais parlez-moi un peu de ce fameux jour d’avril 1839. À présent que notre partie de tarot est foutue, au moins j’apprendrai un peu d’histoire contemporaine ! conclut le marchand de laine de plus en plus en verve.
Après avoir vidé d’un trait ce qui restait de bière dans sa chope, Nash Stocklett, sous l’effet de l’alcool, aurait à présent trouvé Homsley presque spirituel. Toujours aussi attentif, le serveur leur en porta deux autres, ce qui obligea le marchand de laine à finir la sienne.
— Un dignitaire de l’empereur appelé Lin Zexu ordonna la destruction de vingt mille caisses… Elles mirent plus de vingt jours à se consumer au fond d’une dizaine de puits que ce maudit mandarin avait fait préalablement remplir de chaux vive ! Après ça, mes patrons ne furent pas loin de la faillite… Ils furent obligés de déguerpir et d’aller trouver refuge à Macao en compagnie de la soixantaine de familles de résidents anglais. Une honte !
— Si je comprends bien, la riposte de la couronne britannique aura été à la hauteur des sommes perdues par vos deux patrons…
— C’est à peine exagéré. La Couronne mit toutefois un an à se bouger… et je vous prie de croire que MM. Jardine et Matheson ne lésinèrent pas pour convaincre le ministre des Affaires étrangères, qui était alors lord Palmerston O , qu’une bonne raclée à la Chine était nécessaire. William Jardine alla jusqu’à se faire élire membre de la Chambre des communes…
— Vos messieurs parvinrent à leurs fins… Ils disposent certainement de tous les moyens de persuasion… susurra Homsley d’un air entendu.
— Nous dûmes - passez-moi l’expression ! - « mettre sur la table » plus de quarante navires de guerre et près de quatre mille soldats.
— Quand vous dites « nous », vous parlez de notre pays ou bien de Jardine & Matheson ?
— De l’Angleterre, voyons… C’est l’Angleterre - et personne d’autre ! - qui gagna la guerre de l’opium.
— Au profit de votre firme… Vos patrons sont des gens très forts. Ils font payer le pays pour servir leurs propres intérêts… Chapeau ! J’aimerais bien en faire autant avec mes peaux de moutons ! plaisanta le marchand de laine.
— Détrompez-vous ! L’Angleterre en tira le meilleur profit. Outre Hongkong, la couronne britannique toucha une indemnité colossale de la part des autorités chinoises : l’équivalent de trente mille caisses d’opium, soit bien plus que ce mandarin coriace avait ordonné de brûler…
— Sans parler de l’ouverture à deux battants des portes du commerce de l’opium devant MM. Jardine et Matheson ! Merci à la couronne britannique…
Stocklett, poussé dans ses ultimes retranchements, eût fini par admettre que Homsley n’avait pas tort, mais l’absorption de la moitié de la troisième chopine de bière l’avait rendu susceptible. Il crut bon, dans un ultime effort, de défendre la couronne britannique.
— Il n’est pas juste de mettre ainsi en cause notre bien-aimée reine Victoria. Elle a tout de même réussi à faire ployer ces Jaunes !
— Mon cher, vous vous méprenez ! Mon compliment n’était pas feint ! ricana l’autre.
— Vous savez, si on ne contre pas les Chinois, si on les laisse se reproduire comme des lapins, ils finiront par débarquer chez nous. Et vu leur nombre, croyez-moi, ils n’auront aucun mal.
Homsley, auquel pareille perspective faisait tordre le nez, se leva, tanguant dangereusement avant de s’écrier d’une voix mal assurée :
— Longue vie à notre reine !
En reposant sa bière, il manqua de renverser sa chaise, ce qui fit brusquement cesser alentour les conversations des autres clients du Nickerbocker Club.
— Il me reste à peine un quart d’heure si je ne veux pas être en retard à mon rendez-vous… réussit à articuler Stocklett en se levant à son tour.
— Vous ne m’en voulez pas, j’espère
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