La guerre de l'opium
pays, avaient été obligés de s’appuyer sur ces dignes héritiers d’une tradition ancestrale de gouvernement des affaires publiques. Pour les Mongols, ces grands serviteurs de l’État étaient d’indispensables adjoints. Les intéressés se voyaient attribuer des tâches de confiance en contrepartie du maintien de leur statut nobiliaire ainsi que des émoluments qui y étaient attachés.
C’était le cas du prince Tang qui passait, aux yeux de la plupart des siens, pour un traître, mais que cela ne troublait pas le moins du monde, vu les conditions matérielles effroyables dans lesquelles vivaient les grandes familles princières chinoises qui refusaient de collaborer avec la dynastie mongole des Qing {6} Certaines en étaient réduites à quitter Pékin, où la vie était hors de prix, pour se réfugier à la campagne, ou encore à rejoindre le clergé bouddhiste auquel la nourriture ne manquait jamais.
Les traits réguliers du beau visage glabre du prince Tang s’accordaient parfaitement avec sa silhouette athlétique de Han {7} de pure souche, dont il forgeait les muscles grâce à une pratique quotidienne des arts martiaux.
— Qu’on demande à cette fille combien elle veut pour passer la nuit avec moi, lâcha-t-il à l’adresse du patron du Toi et Moi, un homme obèse aux postures efféminées et aux ongles peints en rouge carmin, d’origine mongole, ainsi qu’en témoignait l’absence de natte.
Il faut préciser qu’à Pékin, les affaires les plus lucratives avaient toujours à leur tête un Mandchou…
— Il y a un problème, mon prince, cette fille refuse de coucher avec les clients et ce, quelle que soit la somme proposée…
— Même pour mon mandant et moi ?
— Voyez avec elle. Mais d’avance, pour avoir essuyé plusieurs échecs, je suis sûr du résultat.
Tang, qui désirait en savoir plus au sujet de cette petite danseuse dont les prouesses inédites eussent mérité une médaille d’or, questionna le directeur.
— Dis-moi un peu où tu as péché une fille de ce calibre.
— À Luoyang R , au cours d’un spectacle donné par le Cirque du Soleil Rouge. Devant une foule médusée et qui applaudissait à tout rompre, allongée sur un coussin articulé, Jasmin Éthéré jonglait avec ses pieds et faisait tourner à une vitesse hallucinante - tantôt comme un rouleau et tantôt comme une hélice - une lourde colonne de bois laquée de rouge longue d’au moins deux fois sa taille et qui pesait le poids d’une personne…
Le gros Mandchou efféminé semblait forcer le trait, comme pour se mettre en position de force dans la négociation qui allait s’engager.
— Ce que tu me racontes est incroyable !
— … mais c’est la pure vérité, monseigneur !
— Et si je te l’achetais ? Dis-moi un peu combien tu veux de ce superbe phénomène…
— Cette fille n’est pas à vendre, mon prince. Je ne souhaite pas priver mon établissement de son atout maître…
Tang dévisagea le patron coriace. Le bougre qui cherchait à faire monter les enchères était fort bien connu des noctambules de la capitale de la Chine pour sa légendaire rapacité. La taille minuscule de l’unique salle du Toi et Moi était inversement proportionnelle non seulement à la réputation de cet établissement de plaisir mais également à sa rentabilité. Mi-restaurant, mi-lupanar, il lui avait suffi de quelques mois pour devenir le plus couru de tous les lieux de plaisir de la capitale en raison de la profusion des alcools qu’on y servait, mais surtout de la qualité des filles qui s’y produisaient tous les soirs.
À l’issue du spectacle et du dîner qui était servi en même temps, les clients n’avaient qu’à désigner la cible de leur choix, et ils avaient le droit de s’enfermer pour une heure avec elle dans l’une des petites chambres capitonnées situées à l’étage, non sans avoir payé son dû à l’un des trois immenses factotums dont l’ample musculature dissuadait les amateurs de chair fraîche de toute velléité de resquille. S’ils dépassaient l’horaire, il fallait repayer, et toute heure entamée était due.
Pékin comptait déjà une bonne dizaine de ces bordels d’un nouveau genre qu’aucune enseigne n’avait besoin de signaler, les clients y venant grâce au bouche à oreille, lequel suffisait largement pour les remplir lorsque la « marchandise » en valait la peine.
En l’occurrence, chaque fois qu’il
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