La guerre de l'opium
choisissait une fille qui s’exhibait au Toi et Moi, le prince Tang savait qu’il ne prenait aucun risque.
Quoique porté sur la gent masculine, le gros Mandchou n’avait pas son pareil pour choisir ses danseuses. Ses filles venaient de tous les coins de Chine et il y en avait pour tous les goûts : depuis les longilignes au teint clair et au faciès mongoloïde, ce qui conférait à leur grande carcasse osseuse un aspect androgyne dont raffolaient certains clients, jusqu’aux trapues, parfois râblées et musclées comme des coolies ayant mangé tous les jours à leur faim, dont la peau sombre attestait de la provenance méridionale. À ces jeunes femmes provenant de la campagne, leurs parents avaient fait apprendre la danse dans l’espoir qu’elles finiraient par être remarquées par ces rabatteurs qui sillonnaient les campagnes à la recherche de proies faciles : moyennant quelque menue monnaie, les familles se hâtaient de les vendre, trop heureuses de se débarrasser à bon compte d’une bouche à nourrir tout en faisant mentir l’adage « à élever une fille, tu perds ton temps », car c’était obligatoirement le foyer du mari qui « héritait » de l’épouse, dépossédant ses parents d’une force de travail dont ils avaient néanmoins eu la charge jusqu’au mariage.
A présent, Tang n’arrivait pas à détacher son regard du coffre minuscule dans lequel Jasmin Éthéré avait réussi à s’introduire et qu’un assistant de scène venait de fermer à double tour.
Très conscient de l’émoi du prince, le patron en profita pour continuer à faire son article.
— Elle casse son dos de façon si gracieuse ! Figurez-vous qu’elle arrive même à se glisser sous une tige de bois posée sur deux bols à soupe !
— Il me faut absolument cette fille pour le gynécée impérial !
Mais malgré l’aveu qui, en d’autres circonstances, eût valu sésame, le gros Mandchou n’entendait pas changer de position.
— Jasmin Éthéré a un tel succès que je ne me vois pas continuer sans elle ! Dès que je l’ai vue, je n’ai eu de cesse de l’avoir pour le Toi et Moi ! Si vous saviez le mal que j’eus à convaincre ce maudit chef de la troupe de cirque ambulant pour laquelle elle travaillait… Il refusait obstinément de me la vendre. Cette fille vaut de l’or… À Tianjin, un militaire anglais ne savait plus quoi faire pour essayer de me l’acheter. Et sans blaguer, pour qu’un Anglais se décide à acheter la moindre bricole en Chine, je peux vous assurer qu’il en faut des tonnes…
La vulgarité du directeur du Toi et Moi n’avait pas de limites et le prince Tang lui eût volontiers collé son poing sur la figure si ce geste n’avait pas définitivement obéré ses chances de récupérer cette fille.
Le chasseur ne doit jamais lâcher sa proie. Rien ne doit le détourner de son but. Celui qui, pour des raisons d’ego mal placé, ne poursuit pas son objectif est un homme faible, un individu incapable d’atteindre ses buts.
— Ton prix sera le mien ! Je paie avec de bons vrais liang . Une proposition aussi alléchante ne repasse pas deux fois… dit le prince en ravalant sa colère.
Au milieu du public de plus en plus excité, en nage et haletant comme un cheval des steppes après la galopade, Jasmin Éthéré, qui venait de sortir de sa boîte fraîche comme une rose à peine éclose malgré l’inconfort de sa situation, se lança dans un grand écart dont l’ouverture était si parfaite que les lèvres roses de son adorable sexe collées au parquet de la scène paraissaient l’embrasser. Quoique du genre blasé, vu le nombre de belles filles qui passaient dans ses bras, le prince Han sentit le sang affluer dans son sexe tandis qu’un frisson le parcourait des pieds à la tête.
Il était à présent si troublé qu’il croyait entendre les divines bordures de la Vallée des Roses de Jasmin Éthéré lui chuchoter des mots d’amour…
Il émanait de la fille une sensualité animale, doublée d’une incroyable impudeur. À mille lieux de cette cage aux fauves, la contorsionniste, comme on parle à la cantonade, exhibait son intimité de façon naturelle, comme s’il se fût agi d’un acte banal, posé en toute innocence, en regardant les spectateurs sans pour autant fixer leurs yeux.
Dans quel monde était-elle ? Quel paysage contemplait-elle ? Il devait, à n’en pas douter, être sublime et lointain, à en juger par la
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