La guerre de l'opium
tradition et de respect des rites.
Les hommes de la suite du prince se levèrent à leur tour et se serrèrent autour de leur maître, la main posée sur la poignée de leurs sabres. Dans la petite salle surchauffée du Toi et Moi, si cela avait été la saison des mouches, on les eût entendues voler… Devant la tournure des événements, le Mandchou comprit qu’il valait mieux baisser le ton d’un cran. Comme tout bon négociateur, il savait jusqu’où aller pour ne pas faire perdre la face à l’interlocuteur, surtout s’il s’agissait d’un Han…
— Cette fille, je vous la prête volontiers pour un essayage. À vos risques et périls si elle refuse de se donner à vous !
Le prince Tang se détendit et fit signe à chacun des membres de sa petite escorte d’aller se rasseoir.
— Après… vous et moi, on finira toujours par s’arranger pour le prix ! ajouta le directeur du Toi et Moi en s’essuyant le front.
À présent, c’était au tour de Tang de mettre sur le gril cet infâme Mandchou qui avait sagement décidé de baisser pavillon.
— Je vais te dénoncer de ce pas !
— Monseigneur, je vous en supplie, ne le faites pas… La fille est à votre disposition.
Le prince, qui avait obtenu exactement ce qu’il souhaitait, se radoucit.
— Fais-la-moi livrer demain soir. Je te la rendrai le lendemain matin. Je m’y engage. Ainsi, tu pourras continuer à la produire et cela me donnera le temps de réfléchir à son juste prix. La parole de Tang est aussi solide que la pierre de jade !
— Je n’en ai jamais douté, monseigneur ! maugréa le directeur, qui s’efforçait de cacher sa fureur de s’être laissé piéger.
Lorsqu’il sortit du Toi et Moi, le prince exultait. Grâce à sa longue pratique de l’art de la chambre à coucher, il se faisait fort de faire céder Jasmin Éthéré. Il suffirait qu’elle acceptât qu’il la frôlât du bout des doigts et elle succomberait. Pas une femme ne refusait d’aller vers son propre plaisir ! C’était juste une question de doigté et une affaire de tact. Combien de jouvencelles avait-il vu succomber peu à peu à ses caresses avant d’en redemander alors qu’elles avaient commencé par être prises de panique une fois qu’elles s’étaient présentée nues devant lui ! Parfois, elles allaient même jusqu’à le supplier de ne pas s’arrêter en si bon chemin…
Une fois rentré chez lui, au moment où l’un de ses domestiques lui ôtait son manteau, il fut pris de vertige.
Et si, avec cette Jasmin Éthéré, ils arrivaient à mélanger leurs sèves respectives et à ne faire plus qu’un ?
La fusion du Yin et du Yang.
La bonne clé est contente dans la bonne serrure, la bonne serrure est contente avec la bonne clé, au point de former un tout unique et parfaitement indissociable.
Peut-être cette jeune contorsionniste était-elle cette clé unique, la seule capable d’ouvrir « sa » serrure…
Dans ce cas, il garderait Jasmin Éthéré pour lui tout seul. Il ne la proposerait pas au Fils du Ciel car ce ne serait bon ni pour elle ni pour lui…
Fermant les yeux, il imagina la régénération des souffles légers et subtils, ceux-là mêmes, ainsi que c’est démontré dans le Yijing {10} dont le mélange sert à fabriquer les êtres humains…
Quand on les tient, l’Immortalité devient possible… Le Yang clair et céleste s’unit au Yin trouble et terrestre. Terre et Ciel sont enfin confondus, comme ils l’étaient avant la création du monde, lorsque celui-ci était encore le Chaos Primordial.
Tels Fuxi et Nugua {11} dont les queues s’enroulent, les regards des amants unis se noient l’un dans l’autre et c’est à l’unisson, lorsque le Plaisir est tel qu’il confine à la Douleur, qu’ils atteignent la Plénitude du Vide et pénètrent dans l’antichambre des Dix Mille Vies pour atteindre l’Espace de la Globalité Intérieure, celui où l’être humain est parfaitement heureux et calme.
Alors, déjà fou d’espoir, le Han d’origine princière se mit à rêver que cette alchimie secrète et inouïe de la Grande Fusion Ultime du Yin et du Yang à laquelle il aspirait depuis si longtemps était peut-être - enfin ! - à portée de main…
5
Londres, 12 octobre 1845
Lorsqu’il arriva au siège de la compagnie Jardine & Matheson, un immeuble cossu de style néoclassique, impeccablement repeint en blanc tous les ans, où devait, vu son
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