La guerre de l'opium
léger retard, l’attendre son rendez-vous, Nash Stocklett se sentait gris, ce qui lui faisait un peu honte.
S’efforçant de faire bonne figure et de marcher droit comme un I, malgré une démarche quelque peu sinueuse, il déboula dans le vaste hall sur lequel donnait son bureau, après avoir manqué de faire tomber sur un sol ultra-astiqué la pile de documents à signer que lui portait sa secrétaire.
— Bonjour, ma filleule préférée ! lança-t-il, sur un ton qui se voulait jovial, à la très jeune fille aux yeux bleus et aux longs cheveux blonds, tout droit sortie d’une toile de Raphaël, qui l’attendait dans son bureau, sagement assise sur une chaise.
— Bonjour, monsieur… répondit-elle en se hissant au niveau de la bouche du chef comptable de Jardine & Matheson, non sans imprimer une très légère torsion à son visage car elle détestait le contact avec les joues bien trop râpeuses de Stocklett, ainsi que sa fâcheuse manie de l’appeler sa filleule alors qu’il n’était pas son parrain.
Ce mouvement de recul provoqua une gracieuse ondulation de la chevelure de la jeune fille qui se mit à scintiller sous la lumière. Les lèvres de celui qui se prétendait indûment son parrain ne purent qu’effleurer son oreille gauche en y laissant une odeur de bière assez infâme qui manqua de la faire vomir.
En traversant Regent’s Park, Nash Stocklett avait respiré l’air à pleins poumons tellement il regrettait de s’être laissé entraîner à boire avec Arthur Homsley avant son rendez-vous avec la jeune Laura Clearstone, n’ayant aucune envie qu’elle aille raconter à sa mère, Barbara, ennemie jurée aussi bien du tabac que de l’alcool, qu’il puait la bière comme un vulgaire ivrogne…
Pour échapper à cette opprobre, il se précipita vers l’une des deux fenêtres de son bureau, s’accrocha à sa poignée en forme de tête de gorgone et l’ouvrit toute grande. Aussitôt, un vent léger balaya la pièce, des feuilles et des bons s’envolèrent, dansants, puis retombèrent sur le parquet ciré où les récupéra, en poussant de petits gémissements éplorés, la secrétaire qui avait apporté à son patron une nouvelle pile de parapheurs.
— Cette fois, tu m’as bien apporté l’enveloppe… n’est-ce pas ?
La voix de son « parrain » ne plaisait décidément pas à Laura. C’était une voix doucereuse et qui sonnait faux… aussi faux, en fait, que celle de Mlle Tart, son professeur d’anglais, lorsqu’elle appelait les élèves au tableau et leur pinçait l’oreille, histoire de les faire hurler de douleur et de les terroriser. Ses yeux couleur d’innocence s’agrandirent légèrement sous l’effet de sa répugnance envers le personnage auquel elle venait de tendre l’enveloppe. Et puis, outre l’éprouvante odeur d’alcool de houblon sortie de la bouche de M. Stocklett, il régnait aussi dans ce méchant bureau, une pièce assombrie par les étagères dont elle était tapissée du sol au plafond, comme un voile invisible mais néanmoins néfaste…
— Oui monsieur, lâcha la fillette, dont le filet de voix avait le plus grand mal à passer la gorge nouée.
Après avoir reposé sur le bureau les papiers qu’elle avait ramassés, la secrétaire, dans l’espoir de faire signer le parapheur, tenta une percée mais, d’un geste sec, Stocklett l’arrêta et lui fit signe qu’il souhaitait rester seul avec la jeune fille. Comme un animal châtié, elle sortit non sans claquer la porte, pour bien signifier à son patron qu’elle n’approuvait pas ses priorités.
— Pourquoi m’appelles-tu « monsieur » alors que je t’autorise à m’appeler « parrain » ?
— C’est papa qui m’a spécifié que je devais toujours vous appeler « monsieur »…
— Et que t’a-t-il dit d’autre ?
— De vous prévenir qu’il ne pourrait pas vous payer les six derniers mois de loyer… C’est écrit dans l’enveloppe…
— Mais avec les six précédents, cela va faire un an de retard… marmonna, contrarié, le chef comptable de Jardine & Matheson avant de se taire.
À quoi bon sermonner la fillette, alors que son père - et lui seul ! - était en cause ? N’était-ce pas, en effet, ce satané Brandon Clearstone qui se permettait de ne plus payer le loyer de ce coquet appartement situé à deux pas d’Oxford Street que Nash avait accepté de lui louer, il est vrai à la demande pressante de
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