La guerre de l'opium
secrète cette idylle. Au bout d’un an, les baisers profonds n’avaient pas suffi à leurs jeunes corps assoiffés de désir. C’est ainsi qu’au hasard d’une de leurs promenades le 13 mai 1820, une date pour toujours gravée dans leurs mémoires, au bout d’un chemin creux où ils avaient poursuivi des papillons des prés, ils s’étaient retrouvés dans une grange qui sentait bon le foin. À l’abri d’une alcôve rustique dans ces lieux oubliés du monde, ils s’étaient mutuellement arraché leurs vêtements avec les gestes malhabiles des néophytes, la bouche de l’un dévorant le corps de l’autre. Il ne leur avait fallu que quelques instants pour se retrouver entièrement nus, frémissants de joie et ivres de désir, émerveillés par l’ineffable découverte de leurs natures respectives, prêts à sauter le pas. Seuls au monde et comme engloutis par cet océan de fleurs des champs multicolores, ils s’étaient donnés l’un à l’autre sans la moindre réserve, insensibles à l’inconfort relatif de la situation dans laquelle ils s’étaient mis en décidant d’aller se cacher dans l’herbe coupée pour y perdre leur virginité.
Mais toutes les bonnes choses ont hélas une fin.
À cette idylle fusionnelle, bucolique et joyeuse entre deux adolescents fous amoureux l’un de l’autre, le départ inopiné de Durham de la famille Wilson avait brutalement mis un terme.
Un samedi, de retour du lycée, c’était en vain que Nash avait sonné à la porte de la maison de Barbara dont les volets étaient désespérément clos. Fou d’angoisse, il était allé trouver Miss Jones, une voisine qui passait le plus clair de son temps à épier la rue depuis la fenêtre de sa cuisine, à l’abri d’un rideau en cretonne blanche à carreaux rouges.
— Évident qu’ils ne sont pas là, vu qu’ils ont déménagé avant-hier… lui avait répondu la mégère en levant les yeux au ciel devant l’inanité de sa question.
Il était accablé et, pour un peu, il eût sauté à la gorge de cette grosse vipère.
— Ils sont partis ?
— Puisque je te le dis ! avait lâché Miss Jones, ravie de son effet.
— Pourriez-vous me dire où, Miss Jones ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Et si c’était le cas, je ne te le dirais pas… C’étaient des gens si discrets… s’était écriée d’un ton choqué cette redoutable voisine, comme si, malgré sa curiosité maladive, elle avait érigé la discrétion en vertu cardinale !
La perte de Barbara avait causé un terrible choc à Nash Stocklett. Il n’avait pas osé faire part à ses parents de son désarroi. Leur révéler l’amour qu’il portait à l’adolescente était inconcevable, même si, à la maison, son père, libre penseur et athée convaincu, professait des idées libérales. Des nuits entières, il avait pleuré celle qu’il aimait, persuadé qu’il ne la reverrait jamais. Les années avaient passé, pendant lesquelles, hanté par le souvenir de la jeune fille, il ne s’était jamais fait une raison. Brillant élève, ses parents l’avaient envoyé à Cambridge, où il avait été admis à la faculté juridique afin de se préparer à la carrière judiciaire à laquelle il aspirait. Mais la mort prématurée de son père l’avait obligé à interrompre ses études. Il s’était installé à Londres, où il avait été recruté par un grand cabinet d’avocats dont le principal client était, précisément, la compagnie Jardine & Matheson, qui n’avait pas tardé à le débaucher. À défaut de trouver l’âme sœur, il s’était jeté dans l’exutoire du travail et se contentait de liaisons éphémères, sans jamais prendre d’engagement.
En fait, il était si marqué par le souvenir de Barbara qu’il avait eu l’impression de l’avoir quittée la veille lorsque, dix ans après leur séparation, il était tombé nez à nez avec elle chez un fleuriste d’Oxford Street, où elle se faisait empaqueter une botte d’arums. Il l’avait immédiatement reconnue. Elle n’avait presque pas changé. Tout juste un peu forci.
— Barbara ! Quel bonheur de te voir ici ! s’était-il exclamé en lui ouvrant les bras.
Il avait senti, à la façon dont, à la fois, elle s’accrochait à lui et le repoussait, qu’elle avait dû aussi beaucoup souffrir mais qu’elle n’était pas forcément libre. Tellement de temps avait passé depuis Durham…
Sous le regard contrarié du fleuriste,
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