La guerre de l'opium
approcher l’empereur sans être appelé par celui-ci, ce qui en faisait un personnage redouté.
Avec l’âge, l’emplâtre de fard blanchâtre qui transformait son visage en champ de neige craquelé, au lieu d’en estomper les rides, les accentuait. À un certain stade, masquer l’usure du temps est impossible. Et pour le vieil eunuque, ce stade était largement dépassé puisqu’il était entré au service de Daoguang alors que celui-ci était enfant. Même si au sommet du pouvoir aucun subordonné ne peut se targuer d’avoir l’entière confiance du souverain, la rumeur selon laquelle l’empereur accordait au vieux castrat un crédit particulier n’était pas totalement infondée.
Le prince Tang, en fin connaisseur de l’histoire de la Chine, n’ignorait pas que la prudence commandait de se méfier des eunuques comme de la peste. Derrière les coups bas, les intrigues, les destitutions et parfois même les assassinats de certains Fils du Ciel, se profilait toujours l’ombre de ces individus dont l’absence d’attributs s’accompagnait d’une inextinguible soif d’influence.
Sous les Ming, la dynastie précédente, un certain Wei Zhongxian était allé jusqu’à se faire castrer pour échapper à la prison à la suite de sa condamnation pour dettes de jeu. Les méfaits de ce castrat scélérat restaient présents dans tous les esprits. Soupçonné d’avoir empoisonné l’empereur Taichang en 1620, il avait réussi à se faire octroyer la charge de préposé à l’édification des mausolées impériaux, ce qui lui avait permis d’accumuler une fortune considérable grâce au racket et aux pots-de-vin. En 1627, fort de soutiens de plus en plus actifs au sein des forces d’opposition à l’empereur, ce sinistre personnage avait même failli s’emparer du pouvoir.
Comme leurs prédécesseurs, les empereurs mandchous s’efforçaient tant bien que mal de contrôler les castrats à leur service. Mais c’était une tâche d’autant plus difficile qu’ils étaient devenus des relais indispensables avec les Han auxquels les Qing avaient continué à confier les principaux rouages de l’État et des armées.
C’est dire si le prince Tang se méfiait de Toujours Là.
— J’ai ce qu’il faut ! lui dit l’eunuque en lui tendant la précieuse plaquette d’ivoire qui tenait lieu de sauf-conduit.
Ce morceau s’emboîtait dans celui détenu par les gardiens des huit portes monumentales qu’il fallait franchir avant d’arriver aux appartements privés du souverain et permettait de se jouer de tous les obstacles qui empêchaient les intrus, sécurité oblige, de pénétrer dans les cours successives des palais de la Cité Pourpre Interdite.
— Je vais vraiment être reçu par l’empereur ? souffla le prince, mi-figue, mi-raisin.
L’euphorie passée, il commençait à s’inquiéter de la raison de cette convocation personnelle pour le moins inhabituelle.
Quand on s’approche trop du soleil, il arrive qu’on s’y brûle les ailes.
— Son secrétariat particulier m’a demandé de te prévenir ! précisa l’eunuque de sa voix de fausset, tandis que les alignements d’épées et les forêts de lances des gardes impériaux placés devant la porte du Grand Hall Estimé de l’Harmonie Suprême U se disloquaient comme par miracle.
Ce n’était pas une réponse.
En dépit de ses cothurnes, l’eunuque pressa le pas, et ils traversèrent à toutes jambes l’un des cinq ponts de marbre qui enjambent la rivière de la Ceinture de Jade et permettent d’atteindre une plate-forme où le visiteur est accueilli à l’ouest par le lion en bronze jouant à la balle V et à l’ouest par la lionne tenant son lionceau sous sa patte.
— Quel est le sujet de mon entrevue avec le Fils du Ciel ? insista Tang.
— Tang le Beau, le sujet est toujours le même ! lâcha l’eunuque avec agacement.
Le noble Han avait l’impression d’être mené en bateau en contournant la Salle de l’Harmonie Parfaite, entièrement tendue de soie écarlate, où les empereurs avaient coutume de se reposer entre deux audiences avant de parcourir celle de l’Harmonie Préservée, où étaient reçus en grande pompe par l’empereur en personne les lauréats des concours mandarinaux. C’était là, au milieu de musiciens et de danseuses, que l’empereur Qianlong, l’un des prédécesseurs les plus illustres de Daoguang, avait pris la pose devant les jésuites Castiglione et
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