La guerre de l'opium
il pressentait en elle des qualités qu’il n’avait jamais rencontrées chez aucune autre femme, eût été un terrible désastre.
Ils arrivèrent enfin devant le saint des saints.
Quoique entourés de jardins magnifiques, les appartements impériaux paraissaient singulièrement banals et presque médiocres lorsqu’on les comparait à la munificence des grandes salles qui les précédaient. Leur architecture n’avait pas à refléter l’importance de leur hôte puisqu’il s’agissait d’espaces strictement privés où n’évoluaient que les familiers du pouvoir suprême.
Pour y pénétrer, il fallait passer par une porte étroite comme une fente, devant laquelle se tenait, sabre au clair et en uniforme de parade, l’un des cinq capitaines de la Grande Soldatesque Impériale.
— Veuillez déposer vos armes, ôter votre manteau et laisser ici vos chaussures ! ordonna le capitaine en tendant au prince Tang une corbeille en osier.
Le noble Han y déposa ses bottillons de veau et son pectoral de jade et d’or, puis il montra au militaire que ses poches étaient vides.
C’est alors que, surgissant de derrière un immense paravent de laque qui représentait le débarquement des premiers Portugais à Macao, apparut Élévation Paradoxale, le Grand Chambellan du souverain.
— Bienvenue, prince Tang ! lâcha ce vieillard cacochyme, d’une maigreur évanescente, un petit sac de peau sur un tas d’os, fragile et translucide comme un bol céladon à décor secret.
Du genre impassible, son visage en lame de couteau était coiffé d’un bonnet de vison venu tout droit de Sibérie qui lui couvrait entièrement son crâne lisse comme un œuf.
— Mes respects, monsieur le Grand Chambellan… murmura le prince, la gorge nouée.
La discrétion d’Élévation Paradoxale était légendaire. De par ses fonctions, il était le seul à connaître l’emploi du temps détaillé de l’empereur puisqu’il avait - entre autres charges - celle de l’organiser. Les faits et gestes quotidiens du Fils du Ciel étaient le secret d’État le mieux gardé de Chine, de sorte que le peuple ne fût jamais en mesure de savoir où se trouvait son souverain.
Plus les dictateurs sont invisibles, insaisissables et plus on les craint. Le pouvoir du prince se mesure à son absence … écrivait Han Feizi, le grand théoricien du légisme, l’idéologie de la dictature qui servit de modèle au premier empereur. Et lorsqu’ils finissent, aux yeux de leurs sujets, par avoir le don d’ubiquité, l’affaire est dans le sac : car celui qui exerce le droit de vie ou de mort et de surcroît peut être partout à la fois est craint par tous ses sujets et finit par devenir leur fantasme. Alors, le prince devient intouchable car il se confond avec l’« œil » qui surveille son peuple et avec l’« oreille » qui l’écoute…
Ce Grand Chambellan d’âge canonique était le seul à connaître l’heure du réveil de Daoguang, la composition de ses menus ainsi que le type de thé qu’il buvait, les livres et les poèmes qu’il comptait se faire lire à voix haute, jusqu’à l’identité des concubines avec lesquelles il avait choisi de passer la nuit. Il savait aussi le nom des auberges de campagne où le souverain, grand amateur de vénerie, allait dormir incognito avec sa suite avant de traquer le cerf dans les montagnes giboyeuses au nord de Pékin, de l’autre côté de la Grande Muraille.
Le vieillard avait déjà exercé les mêmes fonctions auprès de Jiaqing, l’empereur précédent. Il avait Toujours Là dans son collimateur. Celui-ci était devenu l’ennemi intime d’Élévation Paradoxale qui le soupçonnait de toutes sortes de basses manœuvres destinées à renforcer l’influence du clan des eunuques.
Légèrement anxieux, Tang traversa une enfilade de pièces peu éclairées en raison - sécurité oblige - de leur petit nombre de fenêtres. Sur d’immenses tables de bois de santal incrusté de laque et de cuivre selon la méthode française « Boulle » s’étalaient les derniers cadeaux remis à Daoguang par les ambassades étrangères : un bric-à-brac où le clinquant se mêlait à l’inutile, dans une ambiance de fort mauvais goût.
Ce qui est fait pour l’épate est rarement beau.
Une atmosphère plus solennelle, plus rassurante, aussi, régnait dans le petit salon dit du Sceau Impérial où, posés sur des socles en bois de rose, d’extraordinaires vases archaïques de
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