La guerre de l'opium
Benoist, qui avaient prêté leur concours actif à l’embellissement des bâtiments et des jardins du célèbre palais d’Été.
En évitant soigneusement les ponts et les passages réservés au seul Fils du Ciel, ils mirent à peine un quart d’heure, au milieu des regards et des courbettes serviles de ceux qu’ils croisaient, pour arriver sur le seuil du Hall de la Pureté Céleste, où l’empereur Daoguang avait installé ses appartements privés.
Chaque fois qu’il revenait au cœur même du pouvoir, Tang sentait son cœur se serrer. Il avait toujours une pensée pour ses illustres ancêtres qui occupaient la même place, à Chang’An et à Luoyang, au moment où ces deux villes étaient respectivement la capitale d’hiver et la capitale d’été de la Chine impériale.
Mais ce jour-là, pour la première fois, il ne pensait ni à Taizong le Grand ni à Xuanzong le Courageux W , pas plus qu’à ses autres aïeux. Son esprit était ailleurs. Et passablement chamboulé à force de s’entortiller dans les conjectures de toutes sortes.
Qu’allait-il pouvoir raconter au Fils du Ciel que celui-ci ne sût déjà, au sujet d’un dossier administratif dont lui-même ne voyait pas l’utilité de reparler puisqu’il n’avait guère avancé d’un pouce depuis sa dernière réunion avec Toujours Là ? N’y avait-il pas un risque de vexer le souverain, voire d’apparaître comme l’un de ses collaborateurs les plus ineptes ? L’autre hypothèse était que le motif de cet entretien concernait un autre sujet, ce qui n’était pas forcément plus rassurant, même si les rois n’informaient jamais leurs collaborateurs de leur disgrâce, laissant toujours cette tâche à leurs factotums…
À moins qu’il ne se fût agi de Jasmin Éthéré, ce qui supposait que le souverain ait eu vent de l’existence de la contorsionniste.
Peut-être le Palais Impérial avait-il envoyé un espion au Toi et Moi ? On disait l’empereur coutumier du fait, en bon adepte du petit jeu du chat et de la souris… à ceci près, songea-t-il en s’essuyant le front déjà en sueur, que lorsque le chat devient un fantôme invisible, omniprésent, dont les yeux voient tout et les oreilles entendent tout, la souris n’a aucune chance.
Depuis la nuit des temps, les empereurs de Chine ont le culte de la méfiance. Le premier et le plus illustre d’entre eux, Qin Shihuangdi, excellait à faire espionner son plus proche entourage, allant jusqu’à ne jamais dire dans quel palais - et il en possédait des dizaines ! - il passait la nuit, entouré de gardes du corps le poignard à la main, prêts à défendre leur maître.
Les régimes totalitaires ne survivent que par la défiance envers autrui dont leur chef suprême est susceptible de faire preuve, ainsi que par sa capacité à terroriser son peuple. S’il lâche la bride, fût-ce d’un millimètre, ceux qui ont été écartés et qui ourdissent leur vengeance, tapis dans l’ombre, sans oublier les traîtres de service prompts à basculer du bon côté en cas de renversement du rapport de force, en profitent pour commettre leurs forfaitures.
Aucun des Fils du Ciel n’échappa à ce syndrome. On peut même dire que ceux qui se laissèrent aller à trop faire confiance à leur entourage le payèrent très cher et y laissèrent leur trône.
Sous les Mandchous, c’était la même chose, à ceci près que l’illégitimité des Fils du Ciel d’origine mongole qui avaient succédé aux Ming compliquait singulièrement leur tâche et expliquait la paranoïa dont leurs méthodes de basse police étaient à l’aune. Deux mille ans après Qin Shihuangdi, bien peu de secrets échappaient à leur police secrète impériale. C’était pour eux une affaire de survie.
Ainsi Tang était-il fondé à penser que les séides de Daoguang se trouvaient toujours à l’endroit où on ne les attendait pas !
On comprendra pourquoi, arrivé au seuil du pouvoir suprême, le noble Han était transi d’angoisse.
Il était à présent tellement convaincu que le Fils du Ciel devait être au courant qu’il avait proposé au gros Mandchou d’acheter la danseuse qu’il se voyait déjà livrer la contorsionniste au Gynécée Impérial.
Autant dire, la perdre !
Il se sentait piégé.
Malgré l’épaisseur de son manteau molletonné, il se mit à frissonner tant l’hypothèse le glaçait : abandonner Jasmin Éthéré alors que, sans même l’avoir conquise ni testée,
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