La guerre de l'opium
dragons gentils…
— De toute façon, si un dragon li m’attaquait, je saurais me battre !
Rebelle et indomptable, la belle contorsionniste n’avait pas abandonné un pouce de sa fierté.
— Je te protégerai ! Je te demande de me croire et de me faire confiance.
— Et pourquoi le ferais-je ?
— Parce que, tout simplement, je t’aime, Jasmin Éthéré !
C’était la première fois qu’il parlait à une femme en ces termes.
Et c’était la première fois que Jasmin Éthéré entendait ces mots.
7
Nankin, 5 novembre 1845
Tang, heureux comme un enfant de sentir Jasmin Éthéré à ses côtés, contemplait le ciel bleuté aux reflets roses où les étoiles s’éteignaient une à une pour laisser la place à l’aurore qui ne tarderait pas à pointer.
Le grand silence qui régnait sur le canal où leur barge glissait sans bruit fut troublé par le hurlement d’un matelot :
— Nankin en vue !
Quelques minutes plus tard, leur grosse péniche officielle, halée depuis la rive par des centaines de coolies en nage arc-boutés sur leurs cordes, se trouva entourée d’une myriade de barques plus petites. La proue de leur navire en forme de tête de dragon cornu et qui prolongeait sa coque ventrue dominait de toute sa hauteur les marins vociférants et fébriles, qui proposaient de les aider à décharger la marchandise.
— La moitié sont des voleurs qui veulent en profiter pour chaparder les denrées que nous transportons ! fit Tang, hilare, à l’adresse de la jeune femme.
Sur le Grand Canal Impérial, aux abords des villes importantes, la même scène se répétait : dès qu’un gros bateau battant pavillon officiel pointait son nez, il était pris dans la nuée d’embarcations plus petites qui se bousculaient sur cette voie d’eau quelle que fût l’heure de la journée. Et malheur à celles qui se faisaient éperonner par un navire de l’administration : même s’ils avaient été victimes d’une erreur de pilotage du vaisseau officiel, leurs propriétaires étaient passibles de lourdes amendes pour dégradation de biens publics.
Face à la toute-puissance de l’État, le particulier n’est, au mieux, qu’un contribuable taillable et corvéable à merci…
Un peu plus loin, ils aperçurent une élégante jonque de mandarin qui se frayait tant bien que mal le passage au milieu de sampans chargés à ras bord. Sur la partie arrière, réservée à son propriétaire, s’affairaient trois domestiques occupés à servir la collation du matin. Juché à l’avant, un matelot brandissait sa rame comme une lance pour écarter les barques susceptibles de gêner la jonque de cet homme puissant.
Durant des siècles, le Grand Canal fut aussi essentiel à la Chine que la moelle épinière peut l’être au corps humain.
Les empereurs qui l’avaient inventé, au Ve siècle après notre ère, avaient perçu l’utilité de cette très longue voie d’eau parsemée d’écluses qui relie le bassin inférieur du fleuve Bleu à Pékin. Pour le creuser, des centaines de milliers de prisonniers de guerre transformés en terrassiers avaient œuvré pendant plus de cinq cents ans, et beaucoup y avaient trouvé la mort. Entre les travaux de consolidation de ses digues et la nécessité de le récurer en permanence, l’entretien du Grand Canal Impérial coûtait de plus en plus cher au ministère des Canaux et des Fleuves qui en assurait la tutelle.
Cette administration possédait trois « péniches officielles » qui permettaient à une foule d’inspecteurs de sillonner en permanence l’immense voie d’eau pour en surveiller les travaux de réhabilitation, mais aussi pour s’assurer que les responsables de la collecte de ses droits d’usage ne se remplissaient pas les poches au-delà d’une limite raisonnable.
Le noble Tang avait tissé des liens avec le ministre de tutelle du Grand Canal Impérial, un mandarin comme lui d’origine Han, ce qui lui permettait d’emprunter l’un de ces navires quand bon lui semblait.
Celui sur lequel il avait embarqué avec Jasmin Éthéré avait quitté Pékin trois semaines plus tôt et parcouru sans encombre les 1300 km qui la séparent de Nankin, l’ancienne capitale du Sud.
Au loin, Tang aperçut, éclairé par les rayons rasants du soleil et surmontant une rangée de collines, un long mur crénelé qui serpentait comme un dragon à la recherche de la lumière après sa longue période d’hibernation
Weitere Kostenlose Bücher