La guerre de l'opium
l’évacuation - d’abord vers Macao puis vers Hongkong - de la soixantaine de familles britanniques qui résidaient à Canton, sauvant ainsi de nombreuses vies anglaises auxquelles il avait évité de subir les nombreux actes xénophobes des Chinois consécutifs au raidissement de leurs autorités vis-à-vis des commerçants étrangers.
Il est vrai que les coolies, ces gueux à tout faire exploités tant par les Occidentaux que par les compradores - de gros commerçants chinois ayant partie liée avec les Anglais et les Portugais dont ils écoulaient l’opium auprès des fumeries -, s’en étaient donné à cœur joie contre les symboles de la présence occidentale. Pendant des jours, des bandes armées de va-nu-pieds imbibés d’alcool de riz avaient assouvi leur vengeance, écumant la moindre ruelle du quartier où les étrangers avaient pignon sur rue, pillant puis brûlant leurs demeures désertées, violant et massacrant systématiquement les servantes de ces « barbares au nez long » venus - le terme n’était hélas pas impropre ! - « empoisonner la Chine ».
Le seul bâtiment à avoir échappé aux exactions de la foule en colère était précisément celui du consulat de la couronne britannique, qui abritait aussi le bureau de sa représentation commerciale, Elliott ayant eu la bonne idée d’y faire installer une canonnière sur le toit…
Considéré par Londres comme un soldat héroïque et par Pékin comme un ennemi juré de la Chine, Charles Elliott avait même eu le privilège de voir sa tête mise à prix pour cinquante mille dollars par un édit de l’empereur Guangxu. Mandaté par son gouvernement pour conduire la riposte anglaise à l’offensive de Lin Zexu, il avait obtenu de la Chine la cession de Hongkong ainsi que l’ouverture des ports de Xiamen et de Fuzhou. C’était au titre des immenses services rendus à son pays qu’il avait obtenu le poste envié de représentant officiel de la Grande-Bretagne à Canton.
Le consulat occupait un bâtiment de style néoclassique dont la colonnade était périodiquement repeinte en crème. Le léopard rouge sur fond d’or, symbole de la couronne britannique, déployait ses griffes au beau milieu du fronton néoclassique. Construit au centre d’une vaste pelouse perpétuellement entretenue par les ciseaux d’une armada de jardiniers aux yeux bridés, l’édifice immaculé aux allures de temple grec avait été fait exprès pour trancher avec son environnement de taudis poussiéreux et grisâtres où les familles s’entassaient dans des logements minuscules construits le long de ruelles sinueuses que le moindre orage transformait régulièrement en torrents impétueux.
Un bâtiment parlant mieux que tout le reste, le saisissant contraste entre ce havre de raffinement et la crasse dont il était environné symbolisait parfaitement la façon dont la Grande-Bretagne entendait exercer sa domination sur la Chine. Confortés par leur incontestable suprématie sur les mers du globe et la puissance de leur capitalisme, les Anglais ne voyaient guère dans celle-ci qu’un énorme marché à prendre, un pays figé dans des traditions aussi bizarres que rétrogrades et dont les dirigeants avaient commis le crime impardonnable de porter atteinte à la sacro-sainte liberté du commerce.
Pendant que Rosy continuait à faire son tour de piste, le consul Elliott, sanglé dans son uniforme de parade et bicorne emplumé sous le bras tel un coq à la parade, allait de l’un à l’autre, moustaches fièrement dressées vers le ciel, ou plutôt « de l’une à l’autre » car il était très porté sur les femmes, demandant aux plus jolies d’entre elles leur nom ainsi que leur adresse, laissant à son consul adjoint - un jeune homme obséquieux et falot - le soin de s’enquérir mollement auprès de leurs époux de la raison de leur venue à Canton.
Quand ce fut le tour de Barbara Clearstone, Charles, ébloui par son charme, se figea comme au garde-à-vous. Soucieux de présenter son profil le plus avantageux à une femme aussi désirable, il se cambra du mieux qu’il put, désireux de donner le meilleur profil possible à sa silhouette qu’il comprimait grâce à une large ceinture de contention sans laquelle il lui eût été impossible de rentrer dans son pantalon noir gansé de satin bleu.
— Quel est votre nom, chère madame ? murmura-t-il en portant à sa bouche la main que Barbara lui avait tendue avec
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