La guerre de l'opium
réticence.
— Clearstone, monsieur le consul. Barbara Clearstone ! Nous sommes de Londres. Mon mari est venu à Canton pour y vendre des pianos…
La moustache râpeuse d’Elliott s’attarda sur le dos de sa main, ce qui la fit rougir et l’agaça en même temps. De si près, elle pouvait distinguer les veinules de couperose qui couraient sur les joues violacées du consul, signe qu’il ne devait pas mépriser la dive bouteille.
— Sachez que vous êtes ici chez vous, madame… Puis-je connaître votre adresse ? demanda-t-il en lissant la double brochette de médailles alignées sur son poitrail.
— Nous sommes logés à l’hôtel. Mon mari n’a pas encore eu le temps de trouver une maison convenable… Mais ça ne saurait tarder.
Leur conversation fut interrompue par l’arrivée de Mme Elliott. Perpétuellement aux aguets, son œil de lynx surveillait de loin son coureur de jupon de mari. Comme elle ne souhaitait à aucun prix qu’il s’attardât plus longtemps avec une invitée aussi séduisante, elle avait fondu sur lui à la vitesse de l’éclair. Son embonpoint ne l’empêchait pas de se déplacer à vive allure, ce qui provoquait un mouvement pendulaire de ses seins gigantesques qui allaient et venaient sous la robe telles deux grosses cloches sonnées à toute volée par le carillonneur.
À quelques pas derrière sa mère, Laura tenait par la main son frère Joe qui n’arrêtait pas de baver et de gigoter dans cette ambiance compassée où il n’était pas à l’aise. La Chine ne valait rien de bon à l’enfant trisomique.
Lorsqu’ils ne retrouvent pas leurs repères, les handicapés mentaux souffrent plus que les gens normaux.
Depuis l’arrivée des Clearstone à Canton, son habituelle agitation s’était amplifiée au point de prendre des proportions inquiétantes, en même temps que son âge mental semblait avoir diminué des trois quarts. À moitié propre avant le départ de Londres, Joe, que la vue du cul nu des gamins chinois rendait hilare, avait recommencé à se souiller. Sa mère était obligée de passer des heures à lui lire des comptines avant qu’il ne s’endorme. Attiré - comme par un aimant - par la rue qui passait devant leur hôtel, ses odeurs lancinantes, bonnes et mauvaises, ses couleurs tantôt crasseuses et tantôt chatoyantes, ses miasmes innombrables et surtout le flot parfois débonnaire et parfois menaçant - mais en tout état de cause quasi ininterrompu - de ses passants, il fallait le surveiller en permanence pour l’empêcher d’aller se perdre dans la foule.
Constatant que les regards qui visaient son frère étaient de plus en plus pincés, voire hostiles, Laura proposa à sa mère de l’emmener promener à l’extérieur.
— Il n’en est pas question ! Tu ne parles pas un mot de chinois. Ici, la rue est pire qu’une jungle : notre pauvre petit Joe s’y perdrait en un rien de temps ! souffla-t-elle sans arriver à cacher la folle angoisse que cette issue venait de déclencher en elle.
Dans l’esprit de Barbara, Canton ne pouvait être pour son fils qu’un monde hostile, dont elle devait le protéger quel qu’en fût le prix.
— Même si Wang le Chanceux vient avec nous ?
Wang le Chanceux, dont la taille ne dépassait pas un mètre cinquante-cinq et le visage en forme de poire - si osseux qu’il paraissait sculpté à la serpe - se prolongeait par une barbiche entortillée dont il eût été possible de compter les poils tellement ils étaient clairsemés, était l’interprète que les Clearstone avaient été obligés de recruter dès leur arrivée à Canton, comme c’était le cas de tous les étrangers ne parlant pas chinois.
Lorsque Brandon et Barbara Clearstone avaient topé avec lui, deux jours après leur arrivée, Wang le Chanceux leur avait expliqué qu’il avait appris l’anglais au contact d’un missionnaire anglican rappelé depuis en Angleterre.
— Pourriez-vous accompagner Laura et Joe dehors, Wang ? Uniquement dans le jardin, bien sûr, et surtout pas dans la rue !
Comme tous les « locaux » face aux « nez longs » qui les employaient, Wang, du genre impénétrable, ou plutôt - ce qui revient au même - hilare en toute circonstance, se cassa en deux avant de répondre sur un ton obséquieux et rieur à la fois :
— Hi ! Hi ! À vos inestimables ordres, madame Clearstone ! Hi ! Hi ! Nous resterons dans le parc. M. Joe et Mlle Laura ne sortiront
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