La guerre de l'opium
qui tirait une lourde charge.
Barbara Clearstone, tétanisée et impuissante, qui voyait le sang gicler du thorax minuscule, avait essayé de faire stopper le palanquin. Brandon, tout occupé à peaufiner sa stratégie d’implantation du piano sur le marché chinois, avait l’esprit ailleurs. Quant à Laura et Joe, ils dormaient, épuisés par la chaleur étouffante et humide. Elle avait eu beau faire des gestes désespérés aux deux porteurs pour leur signifier qu’elle voulait descendre, ceux-ci avaient continué à avancer : ils ne pouvaient pas imaginer qu’une femme nez long descendît d’un palanquin en pleine rue, surtout pour aller voir une pauvresse. Effarés, les coolies étaient allés jusqu’à interpréter son insistance comme une manifestation de panique et avaient du même coup accéléré le pas !
Dès cet instant, elle avait pris conscience qu’il lui serait très difficile de s’habituer à tant de misère. Comme elle eût aimé ouvrir ses bras à ce petit enfant qu’elle avait vu dans la fange, le torse enfoncé ! Qu’était-il devenu ? Sans doute était-il mort. Mais n’était-ce pas ce qu’il fallait souhaiter au petit corps défoncé, promis en tout état de cause à une existence miséreuse et affamée ?
Mais ce n’était pas fini.
Pendant qu’elle songeait au sort funeste de cet enfant, un groupe de garnements avait renversé deux étals de légumes, provoquant une panique indescriptible qui avait obligé les marchands à brandir leurs machettes à couper la canne à sucre pour empêcher la foule de se ruer sur la marchandise dont la rue était jonchée. Un peu plus loin, c’était un vieillard bossu, diaphane et à bout de souffle, surpris à dérober une galette de blé dur chez un boulanger, qui avait été illico intercepté par deux policiers qui le suivaient à la trace. L’un des deux sbires, après avoir sorti un sabre, sourd aux supplications du malheureux vieillard, le lui avait asséné sur le crâne qui s’était fendu en deux, tandis que le palanquin de Barbara Clearstone avait continué sa route, imperturbable, se frayant un passage au milieu des maladies et des malformations de toutes sortes que ses yeux écarquillés découvraient avec effroi pour la première fois.
Vision d’apocalypse que celle de ces pauvres gueux, tous plus décharnés et galeux les uns que les autres, alignés le long des murs dans l’espoir d’apitoyer le chaland ou de ramasser les miettes que ce dernier laissait tomber par inadvertance, les paralytiques, les hommes troncs et les lépreux voisinant avec des gamins hydrocéphales et des nains pas plus hauts que des enfants de cinq ans !
Maigre consolation pour Barbara, à côté de telles infirmités, le simple retard mental de Joe lui paraissait bien peu de chose. Les riches ne posant jamais un pied par terre, ces loques humaines, lorsqu’elles étaient dotées de mains, tendaient leurs doigts sales vers les chaises à porteurs et les palanquins qui circulaient, tels d’inaccessibles navires, au-dessus de cette mer de misère et de déchéance.
Les pickpockets pullulaient, allant jusqu’à mettre des bébés dans vos pattes pour détourner votre attention et mieux vous détrousser au passage ; les devins soi-disant capables de lire votre avenir grâce à l’étude de votre signe astral pouvaient vous poursuivre pendant des heures pour ne vous lâcher, si vous ne faisiez pas appel à leurs services, que contre le versement d’une obole. Les commerçants dont les plus gros étaient forcément les plus riches, sans même daigner sortir du bat-flanc où ils passaient l’essentiel de leurs journées à sucer des graines de tournesol, vantaient leur marchandise en vociférant, allant jusqu’à sommer les clients d’entrer dans leurs échoppes en leur faisant miroiter des rabais mirobolants. Des vieilles gens au bord de la famine, abandonnés à leur triste sort par leur progéniture, mettaient en vente avec dignité et discrétion le dernier témoignage du passé glorieux pour leur famille : un bijou, une calligraphie, voire un simple bonnet ourlé de fourrure. Après, il ne leur resterait plus rien que leurs yeux pour pleurer.
Partout, des scènes dures, insupportables même, se déroulaient sous le regard indifférent des passants.
Et malheur à ceux - hélas la majorité écrasante ! - qui marchaient dans la poussière ou dans la fange car ils finissaient happés par cet immense océan de
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