La guerre de l'opium
pas dans la rue. Je m’en porte garant. Hi ! Hi ! Pas de problème, madame Clearstone… pas de problème !
Elle se tourna vers ses deux enfants avec la hantise de les voir engloutis dans la foule charriée par la moindre ruelle d’une ville qui comptait déjà près d’un million d’habitants.
— Je vous autorise à y aller, mais à condition d’obéir à Wang au doigt et à l’œil !
Malgré son désir d’aller à leur rencontre, d’échanger avec eux un regard et de leur sourire, à défaut d’engager la conversation avec eux, les habitants de Canton, d’une façon générale, faisaient très peur à Barbara Clearstone. Chez ces gens, tout, ou presque, l’inquiétait : la misère dans laquelle la plupart se trouvaient et, lorsque c’était le cas, cette façon qu’ils avaient de mendier, toute honte bue, en étalant à la face des passants tous leurs malheurs, depuis leurs moignons jusqu’aux malformations congénitales de leur petit garçon ; la violence dont ils étaient capables, une violence perceptible à des petits riens, endémique et rôdant, omniprésente, prête à exploser à la moindre occasion : une simple bousculade, voire une empoignade entre deux ivrognes pouvait dégénérer en rixe générale et laisser un homme poignardé à même le sol ; un banal vol à l’étalage qui, à la moindre inattention du commerçant, pouvait lui coûter tout le contenu de son étal après qu’il eut été dévalisé par des gueux affamés.
Dès son arrivée, à peine débarquée du Flying Arrow , un trois-mâts mixte régulièrement affrété par la compagnie Jardine & Matheson qui faisait la navette entre Canton, Macao et Hongkong, elle avait découvert de quoi est fait un monde plein à craquer de pauvres gens où l’individu, qui ne compte guère face à la masse, est obligé de lutter en permanence pied à pied pour survivre. Le choc avait été rude face à l’omniprésence oppressante de ces foules compactes qui sillonnaient de jour comme de nuit la moindre ruelle de la mégalopole. Elle avait l’impression d’être au bord d’un torrent en crue où l’on pouvait mourir emporté si on avait le malheur d’y glisser.
Quand on prétend aider les autres, se contenter de rester à la lisière sans se mêler au magmas des pauvres, des gueux, des mendiants et des malades parfois mourants, de peur de s’y perdre, est un rude exercice, surtout pour les belles âmes, qui finissent toujours par culpabiliser.
Et Barbara était de celles-là.
Elle essayait désespérément de capter le regard de certains passants, espérant de toutes ses forces leur témoigner sa compassion ainsi que sa solidarité, mais se sentait terriblement coupable lorsqu’elle n’y percevait rien d’autre qu’un étonnement poli dans le meilleur des cas et dans le pire cette sourde hostilité que de nombreux Chinois du peuple témoignaient alors aux nez longs.
De jour comme de nuit, Canton était une ville noire de monde et bruyante : crachats et hurlements, pleurs et rires, murmures et jurons, rots et bâillements, admonestations et prières, compliments et injures se mélangeaient dans une bouillie glauque et assourdissante, le tout dans la suffocante odeur des brouettes remplies à ras bord d’excréments humains dont les maraîchers de la périphérie se servaient pour fumer leurs champs et leurs potagers.
La première impression est toujours la bonne. Et celle de Barbara avait été terrible et l’avait profondément marquée.
Depuis le palanquin qui les menait à l’unique hôtel recommandé aux étrangers où ils avaient loué deux chambres, elle avait aperçu une jeune mendiante d’une maigreur effrayante portant à la taille ses deux enfants dont la tête paraissait immense comparée au corps minuscule. C’était bouleversant. Les fesses des bambins faisaient peine à voir tellement leur peau était flétrie. Observant une marque d’intérêt dans le douloureux regard que Barbara lui avait lancé comme on jette une bouée à la mer, la pauvresse, qui avait hissé jusqu’à ses bras l’un de ses deux enfants pour le lui présenter, avait été sauvagement bousculée par une carriole lancée à pleine vitesse sur laquelle étaient juchés quatre hommes richement habillés et qui riaient à gorge déployée en fouettant leurs chevaux. La mendiante avait été projetée dans la boue avec l’enfant, dont le petit corps s’était retrouvé écrabouillé sous les sabots d’un buffle
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