La guerre de l'opium
faites, chacun débita son histoire. Le premier venait de débarquer en Chine, comme les Clearstone. La femme, une grande perche rousse exaltée et prétentieuse, leur expliqua sur un ton péremptoire que son mari, un homme grassouillet et de petite taille resté muet comme une carpe et qu’elle menait visiblement par le bout du nez, avait décidé de se lancer dans le commerce des meubles de style chippendale. Il comptait les faire produire sur place et les vendre à de riches Chinois qui, selon elle, se les arracheraient obligatoirement. Quant au second couple, venu d’Irlande, il fallut toute l’autorité de la femme rousse pour soutirer au mari et à la femme, l’un et l’autre pétris de timidité, qu’ils étaient arrivés à Canton trois ans auparavant et y avaient ouvert une école d’anglais pour les rejetons de la haute société chinoise. Pour eux, les affaires semblaient à peu près marcher.
Quand vint le tour de Brandon, Barbara, accablée, constata que chacun écoutait son mari avec un sourire poli et comme un doux original. Imperturbable, sûr de son fait et sans leur faire cadeau du moindre détail, ce dernier leur déroula sa stratégie qui consistait à intéresser le vice-roi de Canton au piano en faisant en sorte, dans un second temps, que l’empereur de Chine en personne lui en commandât un. Après quoi, l’affaire ferait tache d’huile et pas un Chinois riche n’omettrait de se doter d’un tel instrument de musique… CQFD !
— Vous pensez réellement que les Chinois sont capables de taper correctement des notes sur un clavier ? s’enquit le professeur d’anglais avec une moue dubitative.
— Pourquoi n’y arriveraient-ils pas ?
— Leur musique est déjà totalement inaudible…
— Qui ne tente rien n’a rien !
L’enseignant, du genre impitoyable, enfonça le clou.
— Je vous souhaite bien du courage… Le successeur de Lin Zexu {18} , ce mandarin qui nous coûta si cher, semble beaucoup moins bien en cour auprès de l’empereur que son illustre prédécesseur !
Agacé et penaud, Brandon fit signe à Barbara qu’il allait rejoindre une autre table autour de laquelle s’étaient réunies une dizaine de personnes. Après quelques instants d’hésitation, elle décida de l’y rejoindre. La conversation y roulait sur William Jardine, dont l’étonnante personnalité en fascinait plus d’un. Elle était monopolisée par deux inspecteurs des douanes britanniques qui l’avaient connu et échangeaient leurs points de vue sous le regard un peu étonné des autres.
— Tout de même, soupira l’un d’eux, quand je pense que le plus grand marchand d’opium du monde est mort dans son lit comme n’importe quel quidam, voilà qui n’aura pas été un mince exploit…
— Jardine était parvenu à ses fins : la guerre de l’opium de 1840, c’est lui qui avait persuadé lord Palmerston de la déclencher… Sa lettre réclamant l’ouverture des hostilités fut publiée dans les journaux ; je me souviens de l’avoir lue en tremblant de joie ! Au moins, il n’avait pas froid aux yeux ! Il trouvait inconcevable que les bénéfices provenant du commerce anglais restent ainsi à la merci d’un « caprice » des autorités chinoises, alors que la présence d’une simple canonnière au large de Canton aurait suffi à calmer celles-ci… ajouta l’autre.
— Je vois… William Jardine possédait l’art de mettre les forces de l’État à son propre service. Quelle maestria ! souligna un troisième, dont le visage était mangé par des rouflaquettes jaunies de nicotine.
— Ce ne fut pas toujours le cas ! Quelques années plus tôt, il s’était cassé les dents auprès du duc d’Acier…
— Vous voulez parler de Wellington ?
Au son de ce nom magique, synonyme, avec celui de l’amiral Nelson, de la mise en échec de l’épopée napoléonienne, d’autres convives plus ou moins éméchés vinrent s’agglutiner autour de la table.
— Parfaitement ! Jardine lui avait envoyé Matheson, pour essayer de convaincre ce vieux loup de croiser le fer avec la Chine pour la contraindre à laisser entrer l’opium…
— Et quelle fut la réponse du vieux loup en question ?
— Il abreuva d’injures ce pauvre Matheson, lequel revint bredouille en Chine où il rendit compte à Jardine de la façon dont il avait été reçu par le ministre des Affaires étrangères de la Couronne… Remarquez, quelques
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