La guerre des rats(1999)
villages où il s’arrêtait semblaient assoupis ; ils vivaient au rythme lent du vieil âge, de l’épuisement. Les enfants se pourchassaient dans les rues en jouant aux soldats ou à chat perché, mais leurs rires ne parvenaient pas à percer le voile de tristesse qui pesait sur les toits de tuile, les fabriques dont les cheminées ne fumaient plus. Il ne restait plus un seul homme jeune. Tous étaient partis à la guerre.
Les habitants s’approchaient du train, les larmes aux yeux, les mains chargées de pain, de légumes, de vodka, de vêtements, de photos de Staline et de Lénine. Des jeunes filles rondelettes tendaient des lettres aux bras en uniforme qui dépassaient des fenêtres. L’enveloppe était souvent adressée à un « Courageux jeune homme ».
Le cinquième jour, le train stoppa dans un paysage sans arbres où oscillaient des épis de blé. Les marins montèrent des tentes puis écoutèrent Batiouk : ils passeraient trois jours de plus dans la steppe à se préparer au combat en attendant les camions qui devaient les emmener.
La nuit tomba sur la plaine ; un orbe orange tremblotait à l’ouest, bas dans le ciel. Le silence enveloppa les hommes comme un brouillard. Debout près du train et de leurs tentes, les marins tendirent l’oreille. Au loin, un grondement à peine audible montait du dôme de lumière dont la source demeurait encore sous l’horizon.
Zaïtsev entendit le mot murmuré de bouche en bouche : Stalingrad.
Pendant trois jours et trois nuits, la compagnie de Zaïtsev s’entraîna au combat de rues. Les hommes apprirent à ramper et à courir, à tuer avec la baïonnette, le fusil, le couteau, la pelle, les poings. À dégoupiller et à lancer les grenades dans les tranchées.
Le matin du 20 septembre, un panache de fumée s’éleva de la route de terre battue. Une voiture d’état-major s’arrêta près du train ; le général de division Konstantinovitch Zhoukov en descendit. Il était venu de Stalingrad pour voir les marins de la 284 e à l’entraînement.
Les hommes mirent tout leur cœur à l’ouvrage pour montrer au général qu’ils savaient se battre farouchement. Pendant un exercice de corps à corps, l’un des marins trébucha en marchant sur le bas de son pantalon large. Zhoukov se frappa la cuisse pour mettre fin à l’entraînement.
— Pourquoi vous n’êtes pas en uniforme de l’armée de terre ?
Le lieutenant Bolchochapov s’avança, se mit au garde-à-vous.
— Mon général, nous sommes des marins, fiers de se battre en marins ! beugla-t-il pardessus la tête du général.
— Avez-vous reçu vos uniformes de fantassins, lieutenant ?
— Oui, mon général.
— Alors, mettez-les immédiatement ! Ces satanés trucs vous feront tuer, bougonna Zhoukov en désignant les pantalons de marine.
Comme il retournait à sa voiture, Bolchochapov courut derrière lui.
— Mon général, avec votre permission, nous voudrions garder notre maillot de marin sous notre uniforme.
Zhoukov se retourna, salua.
— Au nom de l’Armée rouge et du Parti, j’y consens volontiers. Et battez-vous vaillamment dans vos maillots de marin.
Les Sibériens poussèrent des acclamations, se mirent en sous-vêtements. Des ordonnances coururent vers les wagons pour rapporter les uniformes vert terne de l’armée soviétique.
Ce soir-là, des dizaines de camions américains Studebaker vinrent pour transporter la division jusqu’à la Volga. Pendant deux heures, les hommes assis sur les plateaux découverts sautèrent à chaque ornière de la route. Ils regardaient la lueur qui grandissait à l’ouest. Des explosions assourdies par la distance résonnaient dans leurs oreilles tandis que l’horizon avançait vers eux.
Les camions s’immobilisèrent à la lisière d’une forêt, et le millier d’hommes de la 284 e forma les rangs dans un chemin disparaissant parmi les peupliers. Les hommes marchaient deux par deux, alourdis par le fusil et le paquetage. Résistant à l’envie de lever les yeux vers le ciel en flammes, Zaïtsev concentrait son attention sur le dos du marin qui le précédait. Sous le feuillage, les bruits lui parvenaient étouffés, comme si la forêt, son amie de toujours, cherchait à les apaiser, lui et ses camarades, à masquer la férocité des combats à leurs oreilles inquiètes.
Au long du chemin, on avait cloué des affiches et des slogans sur les troncs d’arbres. Si tu n’arrêtes pas l’ennemi à Stalingrad, il entrera chez toi, il
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